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la Gaule chevelue — Gallia comata — pour en couvrir leur chef, de longues aiguilles d’or surmontées de cigales. De là, sans doute, l’épithète de Tettigoforoï qui leur fut donnée par quelque mauvais plaisant de l’époque.

Les Latins, loin de partager l’engouement des Grecs pour les cigales, les traitèrent, au contraire, assez brutalement. Horace et Ovide se plaignent quelque part de l’irritation que leur cause la voix de ces insectes, et le doux Virgile les qualifie de Cicadæ raucis. Cette épithète humoristique du Cygne de Mantoue prouve qu’il avait comme nous le système nerveux facile à agacer et que pas plus que nous il n’aimait l’aigre bruissement des cigales. C’est donc à l’antipathie que nous eûmes toujours pour ces insectes ventriloques et pour leur chanson pareille au grincement d’une lime sur une scie, que le lecteur doit attribuer notre ignorance scientifique à l’égard de leurs congénères américains.

Mais pendant que nous parlons à tort et à travers d’insectes qui nous sont inconnus, notre pirogue a atteint et dépassé l’extrémité d’une courbe de la rivière, et comme l’heure du déjeuner est sonnée depuis longtemps à nos estomacs, nous prions nos rameurs de quitter le lit du courant, de rallier la rive gauche et de chercher un endroit où nous puissions débarquer et allumer le feu nécessaire à notre cuisine.

Une plage, telle que je la souhaitais, s’étendait précisément par notre travers. C’était une vaste couche de sable, bordée à cent pas du rivage par un taillis de Gyneriums que dépassaient les têtes de ces Cécropias, si communs sur le territoire des Chontaquiros, et que les descendants de la nation Pano appellent Scheticas. De là le nom de Schetica-Playa ou plage des Scheticas que portait, au dire de mes gens, l’endroit où nous atterrîmes.


Transport d’une feuille de Nymphæa.

Je laissai Julio battre le briquet, ses acolytes ramasser des bûchettes, et, traversant la plage, je m’avançai jusqu’à la limite végétale où elle finissait. Une trouée dans le fourré de Gyneriums, qui semblait avoir été faite par des hommes, des tapirs ou des tigres, peut-être par les trois animaux à la fois, attira mon attention. Pendant que je l’examinais d’un œil défiant, les roseaux bruirent, s’écartèrent et livrèrent passage à un individu vêtu de blanc et coiffé d’une casquette en peau de loutre. Cet individu tenait en main une bouteille. Je reconnus Eustache, le majordome de la Mission de Sarayacu. À l’exclamation que je poussai, il leva la tête, me reconnut à son tour, sourit et vint à moi en se dandinant sur ses hanches. Aux premiers mots qu’il prononça je vis qu’il était ivre ; en le regardant de près, je m’aperçus que sa bouche était frangée d’écume et qu’il louchait affreusement. Retrouver Eustache dans cet état, n’était pour moi qu’un fait vulgaire, mais le retrouver à trente lieues de Sarayacu me parut chose surprenante et je priai mon ex-brosseur de m’en donner l’explication, ce qu’il fit, mais non sans émailler sa narration de pauses, de soupirs, de hoquets qui l’allongèrent considérablement.

Depuis quinze jours il était parti de Sarayacu à la tête d’une troupe de néophytes que le révérend Plaza envoyait pêcher dans les lacs de l’Ucayali et saler le poisson sur place afin d’approvisionner le couvent, dont les munitions en ce genre tiraient à leur fin[1]. Au moment du départ, il avait reçu de son maître l’ordre de passer

  1. Ces sortes d’approvisionnements, qui ont lieu trois ou quatre fois dans l’année, servent non-seulement à alimenter le couvent, mais à faire un peu de commerce avec les Cholos chrétiens des villages du Huallaga, qui viennent à Sarayacu, comme nous l’avons dit ailleurs, échanger leurs tissus de coton, leurs poisons de chasse et leurs chapeaux de paille, dits de Moyobamba, contre du poisson salé, du tabac en carottes et de la salsepareille. Ces divers articles (le dernier surtout) sont revendus par eux avec bénéfice aux riverains du Haut-Amazone qui les expédient au Para.