Page:Le Tour du monde - 12.djvu/199

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devant Tierra-Blanca sans s’y arrêter, et cela, me dit-il confidentiellement, pour éviter des questions indiscrètes que le P. Antonio n’eût pas manqué de lui faire au sujet de la pêche dont il était chargé. Il termina en m’annonçant qu’il passait le temps assez tristement à Schética-Playa pendant que ses hommes exploraient les canaux et les lacs voisins où déjà ils avaient fait une pêche assez fructueuse.

Comme il ne lui restait plus rien à m’apprendre, il s’offrit à me guider vers son campement et à m’y faire déjeuner si je l’avais pour agréable. Je le suivis à travers les roseaux. Le campement de Mons Eustache était un grand espace dénudé dont le sol de vase durcie gardait la trace des derniers débordements de l’Ucayali. Quelques ajoupas du genre de ceux que façonnent pour leurs haltes de nuit les chasseurs et les pêcheurs nomades de la plaine du Sacrement, servaient d’abris aux néophytes. Sur des cordes tendues et des grils de branchages, séchaient au soleil des tranches de lamantin et de pira rocou (maïus osteoglossum) saupoudrées de sel. Çà et là des amphores au long col, des pots à large panse, des tisons noircis, des ossements et des arêtes ; puis à distance respectueuse de ces objets, un cordon de faméliques Urubus attendant patiemment le retour des pêcheurs pour faire un bon repas du rebut de leur pêche.

Le site ne me plut que médiocrement. Il est vrai que le soleil y faisait rage et que les roseaux, d’une hauteur de quinze pieds, interceptaient si bien la brise du large, que la gorge se desséchait au contact de cet air embrasé. Grâce à la précaution qu’avait le majordome de lubréfier de temps en temps avec un verre de tafia les parois internes de son larynx, il supportait sans en paraître incommodé cette haute température.


Un bain en pleine rivière.

Le déjeuner, qu’il plaça devant moi, se composait de poisson salé, grillé sur les braises et de quelques bananes. Pour me tenir compagnie pendant que je mangeais il se remit à boire, et tout en buvant il me demanda si je ne serais pas curieux de voir le lac Nuña. Le regard que je lui jetai devait exprimer à la fois ma surprise au sujet de la proposition qui m’était faite et mon ignorance à l’égard de la chose, car l’homme ajouta avec ce sourire placide et voisin de l’hébétement qui lui était particulier : « Mangez d’abord, nous irons à Nuña ensuite. »

En échange de la surprise de son lac qu’allait me faire Eustache, je me promis de le surprendre à mon tour en lui apprenant le changement inespéré survenu dans la position de son maître, que le chapeau d’évêque attendait à Cuenca. Absent de Sarayacu depuis quinze jours, et resté tout ce temps sans communications avec la Mission centrale, Eustache ignorait complétement ce qui s’y passait et quels intérêts et quelles passions étaient en jeu sur ce petit théâtre.

Nous rentrâmes dans ma pirogue, qui, sur l’ordre du majordome, longea la rive gauche jusqu’à l’entrée d’un étroit goulet, dans lequel nous nous engageâmes. Julio, à qui tous les canaux et tous les lacs de l’Ucayali étaient familiers, reconnut sur-le-champ l’entrée du lac Nuña et demanda à notre cicérone ce que nous y allions faire. « Voir les machu sisac, » dit celui-ci. Si les mots quechuas machu sisac m’apprenaient qu’il s’agissait de grandes fleurs, ils ne me disaient rien de leur famille, de leur forme ou de leur couleur, et j’avais hâte de savoir si les fleurs en question valaient la peine qu’on s’exposât pour elles à être dévoré par les moustiques, qui, à mesure que nous avancions dans l’intérieur du canal, nous enveloppaient d’un nuage de plus en plus épais.

J’avais eu le temps d’être piqué par un millier de ces insectes et d’en écraser une cinquantaine, vengeance qui me semblait insuffisante, quand Eustache cria de sa