Page:Le Tour du monde - 12.djvu/200

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voix éraillée : « Nous y sommes, » j’allongeai la tête hors du pamacari. Le canal restait en arrière. Devant nous s’évasait une nappe d’eau d’un aspect si étrange et si merveilleux, que je fus tenté de sauter au cou du majordome pour le remercier de m’avoir procuré gratis un pareil spectacle. Mais en me rappelant à temps l’odeur fétide qu’exhalait l’haleine du quidam, je réprimai ce mouvement et me contentai de lui exprimer par un regard et un sourire le plaisir que me causait la vue de son lac Nuña.


Type d’Indien Amahuaca.

Ce lac, dont l’eau noire comme de l’encre ne résorbait ni la couleur du ciel, ni la lumière du soleil, décrivait un cercle de quelque deux lieues, bordé par d’épaisses verdures. Sa surface, en certains endroits, était couverte de nymphæas aux gigantesques feuilles d’une nuance vert pralin qui contrastait avec le ton rose vineux d’un retroussis qui bordait leurs marges. Entre ces feuilles s’épanouissaient de magnifiques fleurs dont les pétales, d’un blanc laiteux à l’extérieur, étaient flammés à l’intérieur de rose sale, et revêtaient au centre une teinte uniforme d’un violet vineux sombre. Ces fleurs, par leur développement prodigieux et la grosseur de leurs boutons qu’on eût pris pour des œufs d’autruche, semblaient appartenir à la guirlande d’une Flore antédiluvienne. Sur ce tapis splendide trottaient menu toute une légion d’échassiers, tantales, jacanas, kamichis, savacus, jabirus, spatules qui ajoutaient à son aspect phénoménal en même temps qu’ils servaient à l’observateur d’échelle de proportion pour mesurer de l’œil les feuilles et les fleurs que ces oiseaux ébranlaient en marchant, mais sans que le poids de leur corps les submergeât.

Après avoir joui par la vue de ce radieux échantillon de la végétation intertropicale, je fus pris du désir d’en posséder un spécimen. Mes gens poussèrent la pirogue dans ce réseau de feuilles et de fleurs, et, m’aidant d’un sabre d’abatis, je parvins à détacher une fleur et un bouton de leurs robustes pédoncules hérissés d’aiguillons longs de huit à dix centimètres. Les feuilles de la plante, retenues au fond de l’eau par des pétioles épineux de la grosseur d’un câble de navire, résistèrent aux efforts combinés de mes hommes, et je me vis contraint d’opérer la section de l’une d’elles à quelques pouces de sa face inférieure. Cette feuille, parfaitement