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Comme cette habitation était la seule que nous eussions trouvée depuis Schetica-Playa et qu’aucune autre ne se montrait à l’horizon, je résolus de faire d’une pierre deux coups : de passer la nuit sous ce toit et d’y acheter quelques vivres.

En arrivant nous ne trouvâmes que la maîtresse du logis. Le maître, nous dit-elle, était allé pêcher dans un lac voisin et ne devait revenir qu’à la brune. Je montrai du doigt à l’Indienne des tortues vautrées dans la vase à quelques pas de sa demeure et manifestai l’intention de m’en rendre acquéreur. Mais elle secoua la tête et se refusa à toute transaction commerciale en l’absence de son seigneur.

En attendant l’arrivée de celui-ci et pour me distraire, j’inventoriai pièce à pièce le mobilier de la maison, je découvris toutes les jarres, fourrai la main dans tous les récipients, indiscrétion que la maîtresse de céans feignit de ne pas voir ou dédaigna de relever.

L’apparition du Schetibo pêcheur fut signalée par un de nos rameurs assis sur la berge. J’accourus à l’interjection Yau[1] qu’il proféra dans l’idiome Pano et qui manifestait sa certitude que l’individu en vue était un homme et non pas une femme[2].

D’abord je ne vis qu’un point noir à l’extrémité d’une courbe de la rivière ; puis ce point grossit rapidement et je ne tardai pas à distinguer un canot monté par deux hommes. De leur côté, ceux-ci nous avaient aperçus et durent peser sur la rame, car l’embarcation vola sur l’eau comme une hirondelle, laissant derrière elle un sillage argenté. En arrivant ils échouèrent leur pirogue.

La pêche avait été bonne. Le fond du canot disparaissait sous des quartiers de lamantin et de menus poissons. Celui des deux Indiens que son facies sphérique, son sac à peu près propre et son rabat de perles fausses, dénonçaient comme Schetibo et maître du logis, sauta en terre et, laissant à son compagnon très-déguenillé le soin du transport de la pêche, gravit lestement le talus où nous étions réunis. Aux salutations empressées de nos gens, il se contenta de répondre par un sourire et un signe de tête.

Sa femme le reçut au seuil du logis et lui donna à laver dans une calebasse. À défaut de serviette elle lui offrit un bouquet de basilic des bois (ocymum) qui servit au Schetibo à essuyer ses mains et à les parfumer. Ce détail de mœurs intimes avait je ne sais quoi de bucolique dont je fus à la fois surpris et charmé. C’était comme une fraîche page détachée du Livre des Juges, un épisode du temps de Ruth et de Booz, temps heureux où les hommes, en récompense de leur honnêteté, vivaient l’âge des chênes et comme les chênes fleurissaient et fructifiaient pendant plusieurs siècles.

Ces temps, hélas ! sont bien changés. Aujourd’hui, en atteignant la cinquantaine, l’homme cesse de verdoyer, porte lunettes, prend perruque, met du coton dans ses oreilles, voit ses dents tomber une à une et son dos se courber déjà vers la terre qui le réclame. Mais parlons de choses plus gaies

Après le souper dont la chair appétissante du lamantin avait fait les frais, je priai Julio de négocier avec notre hôte l’achat de six tortues en échange desquelles j’offrais deux couteaux à manche de bois jaune et quatre hameçons de formats divers.

Le troc ayant paru avantageux au Schetibo, fut accepté par lui et l’affaire se conclut à notre satisfaction mutuelle. Il alla choisir dans la vase les plus beaux sujets de sa collection, incisa les quatre membranes pédiculaires de chacun d’eux qu’il assujettit avec un lien d’écorce, et les ayant mis de la sorte dans l’impossibilité de se mouvoir, il les porta sur son dos jusqu’à l’embarcation, où il les arrima sans plus de soin que des écailles d’huître.

Comme cet acte de complaisance était en dehors de notre traité, je crus devoir le reconnaître par l’offre d’un verre de tafia que le Schetibo accepta sans se faire prier, et qu’il avala d’une seule gorgée. Jusque-là il avait dédaigné de se renseigner sur mon compte, jugeant à part lui que je n’en valais pas la peine ; mais dès qu’il eut goûté de ma liqueur, il changea d’avis et demanda tout bas à Julio qui j’étais, d’où je venais et où j’allais, questions auxquelles celui-ci satisfit de son mieux. Le fils de l’Ucayali parut ne rien comprendre aux titres d’annotateur errant et de mamarrachista (peintre barbouilleur) que me donna mon biographe ; mais cette incompréhension de ce qui m’était relatif, au lieu d’affaiblir la confiance de fraîche date que je lui inspirais, l’accrut au contraire ; car après m’avoir demandé un second verre de tafia que je n’osai lui refuser, il me retira lestement de la bouche le cigare que je fumais et le mit dans la sienne.

Le sans façon dont cet indigène usait envers moi ne put décider son compagnon de pêche à franchir la distance respectueuse qu’il avait établie entre nos personnes, et qu’il maintenait depuis son entrée au logis. Plusieurs fois il m’était arrivé de le regarder au visage, et soit que mes regards le troublassent ou lui déplussent, en les surprenant attachés sur lui, il s’était empressé de me tourner le dos. En outre, pendant le repas où chacun de nous avait mis la main dans le plat banal pour y choisir le morceau à sa convenance, l’individu assis à l’écart s’était contenté des bribes d’aliments que la maîtresse du logis lui dispensait de temps en temps comme à un animal domestique. Intrigué par la contenance de ce commensal taciturne, je le montrai du doigt au Schetibo qui comprit l’interrogation cachée sous le geste, et me répondit : Remo, en accompagnant ce mot d’un sourire qui mit à nu ses gencives noircies avec l’herbe Yanamucu[3]. Ce renseignement laconique n’eût pu me servir à grand’-

  1. Oh ! ah ! eh !
  2. Cette interjection varie suivant le sexe de l’individu qui l’emploie et le sexe de l’individu à qui elle est adressée. Exemple : d’homme à homme yau ! — d’homme à femme papau ! — de femme à homme tutuy ! — de femme à femme ñauñau !
  3. C’est le Peperomia Tinctorioides dont il a été fait mention dans la Revue des Indiens Conibos.