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chose, si Julio, en sa qualité de drogman, ne l’avait complété.

L’homme en question appartenait à la tribu des Remos, dont le territoire situé, comme on l’a pu voir, sur la rive droite de l’Ucayali, entre les rivières Apujau et Huatpua, fait face à celui des Conibos. Pris jeune par ceux-ci dans une invasion à main armée chez Leurs voisins, il avait été troqué par eux avec le Schetibo contre un manche de couteau pourvu d’une moitié de lame. L’enfant avait suivi son nouveau maître et avait grandi près de lui.

Le sort de ces petits prisonniers de guerre n’est pas aussi rigoureux qu’on pourrait le supposer : ils participent à la vie de famille de leur patron, ont leur place au foyer près des enfants de celui-ci, et, devenus hommes, travaillent avec lui pour Les besoins de la communauté. Dans les grandes pêches annuelles qui réunissent plusieurs individus de la même tribu, l’esclave, une fois la part de butin faite à la famille qu’il accompagne, reste possesseur des tortues ou du poisson qu’il a capturés et en trafique à son gré. Libre d’aller et de venir, sans autre joug apparent que celui de l’habitude qui le lie à ses maîtres, promptement oublieux d’ailleurs des lieux qui l’ont vu naître et des parents auxquels il doit le jour, sans regrets du passé et sans inquiétude de l’avenir, l’idée de fuir ne lui vient jamais à l’esprit. La demeure qu’il habite est devenue pour lui le nid, la patrie, l’univers.

Des années s’écoulent dans cette douce servitude, si l’accouplement de ces mots est permis ici ; puis un jour vient où un événement, une catastrophe disperse sa famille d’adoption et le sépare d’elle. Resté seul, il choisit un site à sa convenance, y construit une hutte, recueille çà ou là une femelle errante comme lui, et fait souche d’hommes libres. Les couples de Chontaquiros, de Remos et même d’Amahuacas, établis sur le territoire des Schetibos, entre la Mission de Tierra-Blanca et l’embouchure de l’Ucayali, sont d’anciens esclaves que le temps, rédempteur sublime, a fini par affranchir.


Coupe de palmiers.

L’Indien Remo, dont l’attitude et le mutisme m’avaient paru étranges, jouissait chez ses maîtres d’une entière liberté d’action. S’il s’était tenu à l’écart pendant le souper et n’avait pas mis comme les autres convives la main au plat, c’était, me dit Julio, par considération pour l’aristocratique couleur de mon épiderme qui lui rappelait celle des missionnaires.

Bien que le motif allégué par mon ex-rapin me semblât aussi absurde que le scrupule de l’esclave, je ne voulus pas qu’il fût dit que ma peau, à défaut de mes actes, avait porté préjudice à quelqu’un, et, profitant d’un moment où personne n’avait les yeux sur moi, je donnai au Remo un couteau et des hameçons pour le dédommager de la contrainte qu’il s’était imposée.

Le lendemain, en ouvrant les yeux, je remarquai que nos hôtes, y compris l’esclave Remo, avaient disparu, nous laissant seuls dans leur demeure. Cette coutume de l’indigène d’abandonner son toit au petit jour, coutume dont il m’est arrivé de parler quelquefois, mais sans donner aucune explication à son sujet, n’a d’autre cause qu’un besoin véhément d’aspirer l’air pur du dehors après une nuit passée sous sa moustiquaire, dont le tissu serré et presque imperméable[1] concentre l’acide carbonique exhalé par la respiration du dormeur, et permet à peine à l’air atmosphérique de s’y introduire pour atténuer l’action de ce gaz délétère. En outre, chaque moustiquaire n’est pas exclusivement affectée à un individu : nombre d’entre elles abritent sous leur cadre, avec le père, la mère et parfois un ou deux marmots, un lampion qui sert de veilleuse[2]. Or, ce lampion, écuelle en terre pourvue d’une mèche, alimenté par de l’huile de lamantin non épurée, la même qui

  1. L’étoffe, au sortir du métier, est lavée dans une décoction de rocou ou trempée dans une teinture brune qui resserre encore son tissu déjà très-serré.
  2. Ce n’est qu’à partir du territoire des Conibos, où commencent à se montrer les moustiques, que les indigènes usent de moustiquaires. Au delà de Paruitcha où les moustiques sont à peu près inconnus, le lecteur a vu comme nous, les Chontaquiros et les Antis, dormir à terre et souvent en plein air, la tête cachée dans leur sac.

    L’usage d’un lampion allumé sous la moustiquaire, a été adopté par les riverains de l’Ucayali en vue d’éloigner les tigres qui, pendant la nuit, viennent rôder autour de leurs demeures, presque toujours ouvertes à tous les vents. Quant à l’ampleur de la mous-