Page:Le Tour du monde - 12.djvu/216

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en bandant son arc et en envoyant au félin une flèche qui passa près de lui et s’alla planter dans un tronc voisin. Surpris par cette agression, l’animal fit un bond de côté et darda sur le rideau de saules qui nous cachait, ses yeux ronds dont le jaune était devenu rouge. Une seconde flèche qui ne le toucha pas plus que la première, les cris des rameurs et la qualification de sua-sua — double voleur — que lui donnait à pleins poumons le vieux Julio, le décidèrent enfin à s’éloigner. Avant de disparaître, il tourna une dernière fois la tête de notre côté et regarda le lamantin gisant sur la berge, comme s’il regrettait d’abandonner à des intrus une proie si vaillamment conquise.

Le corps du cétacé fut coupé par quartiers et boucané sur les lieux au moyen d’un gril de branchages. Pendant que mes hommes se livraient à cette besogne, je m’enfonçai dans le fourré au risque d’y rencontrer le jaguar pêcheur et d’avoir personnellement à lui rendre compte du dol commis par mes gens à son préjudice. Mais la bête avait disparu, et je n’aperçus d’autres êtres vivants que de grands sphinx au manteau gris frangé de bleu qui voletaient d’un arbre à l’autre avec cette allure indécise propre aux chauves-souris et aux papillons crépusculaires.


Embouchure de la rivière Tapichi.

Tout en marchant devant moi comme Ésope et ramassant çà et là une fleur à corolle caduque, un fruit sec, baie, silique ou capsule, tombé du faîte des grands arbres dont le feuillage interceptait la vue du ciel, j’arrivai devant un groupe de sandis, le Galactodendron utile des savants, qui me rappela mon séjour à Tierra Blanca, le fourmilier tué par un tigre, et le tigre occis à son tour par un néophyte de la Mission. L’occasion était belle pour philosopher sur la création toujours en lutte, sur les créatures toujours en guerre, compter un à un les anneaux de cette chaîne de destruction qui commence à l’infusoire et finit à l’homme, et conclure en reculant épouvanté devant la Force aveugle ou tombant à genoux devant l’intelligence suprême, si terrifiante dans ses causes, si sublime dans ses effets, qui fit ressortir l’ordre, l’harmonie, la beauté, l’indestructibilité de cet univers du combat acharné des éléments qui le composent, de la destruction incessante des êtres qui le peuplent. Mais ces pensées, quelque attrayantes qu’elles fussent, s’évanouirent devant un désir subit qui me vint d’entailler le tronc d’un sandi et de faire couler sa séve. J’allai prendre dans la pirogue une hache et une calebasse, et choisissant le plus robuste des lactifères, je brandis mon arme et lui en assenai un coup terrible. L’arbre, frappé au cœur, gémit comme celui de la forêt du Tasse ; la séve apparut aux lèvres de sa blessure, en tomba d’abord goutte à goutte, puis coulant bientôt sans interruption, s’épancha jusqu’à terre où sa blancheur