Page:Le Tour du monde - 12.djvu/217

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contrasta vivement avec le rouge-brun du sol et le vert velouté des mousses. Un instant je m’amusai de cette opposition de teintes ; puis j’appliquai ma calebasse au bord de la plaie du sandi, et recueillant sa séve lactée, j’en bus quelques gorgées.

Ce lait gras, épais et d’une blancheur de céruse au sortir de l’arbre, jaunit promptement à l’air et se coagule au bout de quelques heures. D’abord très-sucré au goût, il ne tarde pas à laisser dans la bouche une saveur amère et désagréable. Les prétendus effets d’ivresse et de sommeil qu’on lui attribue n’ont jamais existé que dans l’imagination des gens épris du merveilleux[1]. Plusieurs fois il nous est arrivé d’en boire, mais sans remarquer que notre cerveau fût surexcité, notre raison troublée, et que le besoin de dormir se fît sentir chez nous. Tout ce que nous pouvons dire de ce liquide qui nous répugna toujours un peu, et dont nous ne bûmes jamais que pour expérimenter sur nous-même les divers effets qu’on lui attribue, c’est que sa viscosité singulière, comparable à une forte dissolution de gomme arabique, nous obligeait, chaque fois que nous en goûtions, à nous laver immédiatement à grande eau pour débarrasser nos lèvres d’une glu qui menaçait de les clore à jamais.


Combat d’un tigre et d’un lamantin.

Quant aux qualités nutritives de ce lait végétal, que la nature, comme la vache rousse du poëte, dispense de ses généreuses mamelles aux indigènes du Vénézuela, si l’on en croit Humboldt et A. de Jussieu, nous ne pouvons que féliciter les habitants de cette contrée d’avoir toujours à portée de leur bouche un pareil aliment.

  1. À l’article Missions de la plaine du Sacrement, il nous est arrivé de parler d’une notice biographique publié par le journal El Comercio de Lima sur le révérend José Manuel Plaza, prieur de Sarayacu. Un des passages de cette biographie rappelle une excursion faite par le révérend dans les forêts de l’Ucayali, — le biographe ne dit pas sur quel point, — et traite en même temps des prétendus effets d’ivresse et de sommeil occasionnés par le lait du sandi. Le passage est assez curieux et nous le traduisons au vol de la plume pour l’édification de nos lecteurs.

    « Durant une de ces journées de marche où le Père Plaza avait eu à souffrir de la soif, il remarqua que les Indiens qui l’accompagnaient, incisaient à coups de hache les troncs de certains arbres et se désaltéraient avec le lait qui en sortait abondamment. Les fièvres qu’il avait eues à Sarayacu lui avaient laissé un embarras de l’estomac — obstruccion de estomago — qu’un de ses frères, médecin à Quito, avait fait disparaître en lui administrant quelques pincées de la résine du sandi. À peine le révérend eut-il su que le lait que buvaient les Indiens était celui du sandi, que moitié par soif et moitié par reconnaissance pour le remède providentiel qui l’avait débarrassé de son mal, il voulut en boire comme eux. Ses compagnons eurent beau lui représenter que cette boisson à laquelle il n’était pas accoutumé allait lui causer une forte ivresse — fuerte embriaguez — il resta sourd à leurs avis. Alors en le voyant porter le breuvage à ses lèvres, ils se hâtèrent de ramasser des feuilles sèches et de préparer une couche sur laquelle le révérend se laissa tomber immédiatement après avoir bu. Hors d’état de faire un mouvement, il dormit d’un profond sommeil pendant quelques heures. À son réveil, il se vit entouré de