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itinéraire sur la carte jointe à ces récits et à ces souvenirs, que des loisirs récents m’ont permis de développer à mon aise. Sans autre préambule, j’entre donc en matière et je prends le récit au moment de mon départ de Khartoum, sur le Nil où j’avais passé la saison des pluies estivales (août-octobre 1862).


I.


Départ de Khartoum. — Kamlin. — Une usine au Soudan. — Ouad Medine et Messalamié.

L’inaction forcée du séjour de Khartoum commençait à me peser : aussi, dès que j’appris par les rapports des Arabes que les pluies avaient cessé, et que les savanes avaient commencé à se sillonner de ces nombreux sentiers qui sont les seules routes du Soudan, je fis lestement mes préparatifs de départ pour l’Abyssinie, en passant par Sennar. J’emmenais pour toute suite un domestique nubien nommé Ahmed, actif et intelligent. Je pris passage à bord d’une barque égyptienne qui allait charger du blé à Messalamié, et je quittai l’embarcadère le 9 octobre au soir, confortablement installé dans cette cabine qu’occupe l’arrière des dahabiés, et que l’on appelle kasnè (le trésor), parce que habituellement elle ferme à clef et qu’on y serre les objets précieux et l’argent du bord. J’étais là dans l’immobilité d’une idole hindoue, couché tout le jour entre mes livres, mes cartes et mes malles, lisant, rêvant et voyant défiler sous mes yeux le panorama doux, gracieux et peu varié des deux rives. Trois fois le jour, Ahmed ouvrait les battants de la kasnè pour m’apporter mes repas, et le soir j’allais prendre un peu d’air sur la mogad, sorte de haute dunette où les flâneurs indigènes font leur kef ou jouent silencieusement à une sorte de trictrac.

J’ai décrit ailleurs cette route du fleuve Bleu, et je passe rapidement sur les menus incidents qui remplirent nos quatre jours de navigation. À Kamlin, où nos hommes avaient « des connaissances, » nous perdîmes un jour et je sortis pour examiner la bourgade, qui paraît contenir mille à douze cents âmes, et la rive opposée, couverte de forêts du plus bel effet. Un bouquet de palmiers bordant le fleuve un peu au-dessous du village ôte au paysage une partie de sa monotonie. Kamlin m’a paru devoir son importance à une indigoterie fondée sous le règne et sous l’impulsion de Mehemet-Ali, et aujourd’hui en ruine, comme toute l’œuvre du grand organisateur. Les usines fondées vers 1840 à Kamlin se réduisent aujourd’hui à une savonnerie qui approvisionne le pays de produits aussi chers que médiocres. L’esprit musulman et l’industrie manufacturière sont deux choses qui n’ont jamais fait bon voisinage : je constate le fait et laisse à d’autres le soin d’en rechercher les causes.

Au début, le gouvernement égyptien avait trouvé un excellent moyen de faire valoir les produits de la savonnerie de Kamlin ; il forçait tous les officiers et employés de l’État de la province de Khartoum à s’y approvisionner au taux qu’il voulait bien fixer, au moyen de retenues sur leurs maigres appointements. Si l’officier objectait qu’il avait plus besoin de farine pour sa maison que de savon pour sa lessive, il était prouvé sans réplique qu’un officier n’a jamais trop soin de son linge. Ce qui se faisait pour Kamlin se faisait de même pour les autres usines, soit qu’elles fussent au vice-roi, soit qu’elles appartinssent à un pacha (c’était le cas de la savonnerie dont je viens de parler).

À une demi-journée de Kamlin, sur la gauche, je vis se développer le long du fleuve une ville considérable dont l’aspect abandonné me frappa. On me la nomma : c’était Arbaghi, ville relativement ancienne, mentionnée par d’Anville et postérieurement par Bruce, aujourd’hui déserte par suite de la fondation de Messalamié. Quelques heures après, je débarquais sur la même rive, à huit lieues plus au sud, devant une sorte de lande semée de fourrés épineux. C’était le mechera ou port de Messalamié : la ville est située à une heure et demie à l’ouest-sud-ouest, dans les terres. Un grand mouvement d’hommes et de chameaux, des barques le long de la rive, force ballots sur la lande, accusaient un grand mouvement commercial ; mais ce qui peint à merveille l’incurie arabe, il n’y avait sur ce point si fréquenté, débarcadère d’une grande ville, ni une maison, ni un hangar. Un assez pauvre village se montrait à trois kilomètres. Le voyageur qui arrive là avec un bagage un peu considérable est obligé de compter sur un heureux hasard ou de battre le pays pour se procurer des chameaux. Il est difficile de plaindre une telle population, si elle croupit dans une misère séculaire qui ne paraît du reste lui peser que médiocrement.

Je pris trois chameaux et je me dirigeai sur Ouad Medinè, ou j’arrivai en six heures. Le premier village rencontré sur cette route, Fadassi, m’offrit aussi le premier spécimen de village purement soudanien que j’eusse encore vu. Ce n’était point, comme en Nubie, une agglomération de maisonnettes plates et carrées, groupées dans une plaine ouverte : c’étaient des enclos fermés par des haies d’épines et renfermant chacun un toukoul habité avec ses dépendances. Le toukoul est une cabane de terre, ronde comme un pigeonnier, avec un toit conique en paille, et contenant pour tout mobilier un ou deux angareb (lit de repos fait de lanières de cuir ou de corde de palmier), et le modeste mobilier de la cuisine soudanienne. Cinq ou six sentiers étroits et tortueux forment labyrinthe autour de ces clos, et sont quelquefois disposés ingénieusement de manière à ne présenter à l’arrimant qu’une seule issue, facile à défendre contre des assaillants armés seulement de lances. Cette disposition et le nom de Fadassi, qui rappelle le grand marché de ce nom au midi de l’Abyssinie, me font supposer que ce village a été fondé par des émigrés berta, après la conquête du Fazokl par les Égyptiens.

Le pays qui s’étend de Fadassi à Ouad Medinè est un peu ondulé, couvert de villages et de cultures : on sent qu’on est dans la Djezirè proprement dite, dans la florissante presqu’île de Sennâr. Deux heures après Fadassi, on voit se profiler sur le bleu calme du ciel une