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la Seine. Mais à l’ouest, le terrain se relève, des monticules apparaissent, couronnés de bois, de villages, d’églises et entourés de cultures florissantes. À l’horizon, le dos sombre du Debra Tabor domine le paysage.

Trois heures encore et nous sommes au Reb, que nous franchissons sur un pont de sept arches qui se dégrade d’année en année, et que les Abyssins, insouciants et dégénérés, ne réparent point. On en attribue la construction au négus Fasilidès, il y a plus de deux cents ans. Les culées, appuyées sur un terrain alluvial très-mou, ont bien résisté, mais elles s’enterrent de plus en plus, et il n’est pas d’année où le pont ne soit recouvert de deux pieds d’eau furieuse qui empêche la circulation pendant deux mois.

Le Reb, que j’ai vu entièrement à sec en avril, est, deux mois plus tard, un fleuve enragé qui atteint le débit d’eau moyen de la Loire et dépasse celui de la Seine à Paris. Les Abyssins mêmes, excellents nageurs, en ont grand peur et croient à l’existence d’un génie familier, espiègle et sinistre, qu’ils appellent le démon du Reb. Selon eux, ce démon a pour passe-temps de saisir par les pieds quelque nageur imprudent et de le noyer, après quoi l’âme du noyé ne va ni au ciel ni en enfer, elle prend place parmi les serviteurs du démon, et cherche à son tour à se créer par le même procédé des compagnons de servitude.

Parmi les fleurs que j’ai remarquées, à l’automne et en hiver, dans cette plaine, je citerai la belle Methonica superba que j’avais déjà admirée au Kordofan en 1860. On dirait, au milieu de la verdure sombre des buissons, autant de jets de flamme (voy. p. 232). Les Abyssins appellent cette fleur du nom poétique de Mariam t’oua (le calice de Marie).

Nous passons la nuit dans un village peu éloigné du pont, et le matin nous repartons pour Debra Tabor. Nous passons au pied d’une roche isolée, lisse, inaccessible, couronnée d’oiseaux de proie, d’où lui vient son nom d’Amora Gadel (roche du Vautour), nom qui est aussi celui du district. Une gorge fort pittoresque nous mène par un sentier fort roide à un plateau moyen, marécageux, ou nous faisons, selon l’usage, une halte de deux heures ; puis nous procédons à l’ascension du plateau qui forme le district de Debra Tabor.

En l’atteignant, nous restons saisis d’admiration : nous avons devant nous, sur une profondeur de quatre lieues, un pays légèrement ondulé, semé de villages et de cultures florissantes, des prairies couvertes de bétail. Je crois voir une des plus belles provinces de France, un paysage de Bourgogne, et je le dis à Dufton. « Moi, me répond mon compagnon, je crois voir le Yorkshire. » Au sortir d’un petit bois, d’agam qui remplit l’air de son parfum de jasmin, je vois une colline couverte de hauts genévriers qui viennent finir au bord d’une petite rivière. « Puisse ce coin de terre, me dis-je mentalement, m’être assigné pour résidence ! » Le genévrier est dans les hautes terres ce qu’est le palmier dans les basses : un paysage où il domine ne peut jamais être ennuyeux ou banal. Il a un charme sévère et pénétrant qu’ont bien senti les Abyssins, qui cachent toujours leurs églises dans les massifs formés par cet arbre puissant, dont la flèche aiguë s’élance au ciel comme un symbole de la prière.

Cette colline s’appelle Salamko ; elle a une église près de laquelle vit un vieil artiste allemand, devenu aux trois quarts Abyssin et vivant en gentilhomme amhara. J’ai laissé depuis une heure, sur ma droite, la colline autour de laquelle s’étagent les cinq ou six cents maisons de la ville de Debra Tabor, dominée par une sorte de camp barbare qui donne quelque idée de ce que devait être le ring d’Attila. Je prie le lecteur de ne pas trop s’arrêter à ce dernier nom, car le maître de Debra Tabor est Théodore II, qui préfère ce lieu à Gondar, où il y a trop de prêtres, de légistes, et comme il le dit, de debtera et d’asmari (de gratte-papier et d’histrions). Nous gravissons enfin la colline de Gafat, terme provisoire de mon voyage, car c’est là que je dois voir le négus. Je me rends chez un notable de la colonie allemande établie en ce lieu, l’obligeant M. Waldmeier, auquel je suis recommandé. Ses collègues ne tardent pas à arriver : ce sont tous, sauf deux, des Badois et des Wurtembergeois. Le seul Français de la petite colonie est François Bourgaud, armurier, de Saint-Étienne, excellent homme, assez apprécié du négus, au service duquel il a passé un peu malgré lui après la défaite de Negousié. M. Bourgaud affecte d’être très-malheureux à Gafat, où il fait de bonnes affaires : il a quelquefois demandé à partir, mais Théodore lui a paternellement répondu : « Mon fils Bourgaud, tes enfants sont bien jeunes pour voyager ; attends encore un an ou deux ! » Les enfants parlent admirablement l’amarinya, mais ont à peu près oublié le français ; en revanche, M. et Mme Bourgaud se sont créé une langue composite assez réjouissante : ils appellent une mule un boquelot, un sac, accommodat, le vieux Haïlou (kantiba ou maire du lieu), Monsieur Kantiba, et l’impératrice, Madame Etronèche[1]. Mais encore une fois ce sont d’excellentes gens, et que j’ai été heureux de trouver à Gafat.

Ce village, que Théodore a assigné pour séjour aux Européens à son service, avait été, il y a longtemps, habité par une population de forgerons qui passaient pour bouda (sorciers). Je ne sais quel négus, dans un jour de zèle pieux, a fait brûler en masse ces pauvres gens et raser le village. À l’appui de cette histoire, les habitants montrent force scories où ils voient des résidus de forges, mais qui sont bel et bien des scories volcaniques. La colline voisine, dite du Petit-Gafat, en est aussi couverte.

Le propriétaire du lieu est un vieux général en retraite, voire en disgrâce, de fort noble mine, avec lequel j’ai échangé quelques politesses. Autour de sa maison s’éparpillent celles de MM. Waldmeier, Kienzlen, Binder, Mayer, Salmüller, Hall et Bourgaud (voy. p. 236).

  1. Les mots abyssins sont baklo, hokoumada, iteghé Toronèche.