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pitale, c’est-à-dire à Gondar, et je partis en avril pour visiter cette première ville d’Abyssinie.

De Gafat à Ferka, je refis la route que j’avais déjà parcourue en janvier : c’est à Ferka que la route de Gondar se sépare de celle de Tchelga, et tire vers le nord en traversant la plaine de Dembea.

À cinq ou six heures de Ferka, j’entrai dans des terrains légèrement ondulés, et je laissai sur ma droite le village de Serbougsa, que Bruce appelle Serbraxos, et où se sont livrées trois batailles auxquelles assista le célèbre voyageur. J’aime à croire qu’il se battait mieux qu’il ne faisait une esquisse topographique, car son plan des lieux est exécrable, et ses plans de Gondar, figurant assez bien des tartes aux fraises coupées en losanges, m’ont fort amusé. Ce pays est très-beau, très riche et annonce une grande prospérité.

Malgré l’ordre impérial d’après lequel les villages où j’arrive le soir sont tenus de m’héberger, j’éprouve plusieurs mécomptes. À Dangouri, l’homme du négus veut parlementer avec les paysans qui grognent et les femmes qui crient : un homme empoigne une ruche et la lance à la tête du cheval d’avant-garde : les abeilles affolées se ruent sur le cheval qui part à tous les diables, entraînant les mules. Je suis emporté par le torrent et ce n’est qu’à un kilomètre de là que j’apprends ce qui s’est passé. Deux ou trois de mes hommes ont les yeux gonflés, mes servantes hurlent comme si les Gallas étaient à nos trousses, l’interprète Maderakal est si ému qu’il en a oublié son français : mais on finit par rire et l’on va demander l’hospitalité à un village moins ferré sur l’apiculture et surtout sur la manière de s’en servir.

Je repars le lendemain matin : à dix heures je traverse Tadda, l’un des villages les plus ombragés, les plus riants et les plus pittoresques de la province : je passe le Moghetch sur un pont bâti par les Portugais, fort belle construction sans laquelle les communications seraient interrompues pendant cinq mois de l’année entre Gondar et les provinces du Sud, tant le Moghetch est rapide, abondant et encaissé entre ses rives boisées.

Un peu après midi, j’arrive à Gondar, que j’ai pu entrevoir de Tadda, sous la forme d’un plateau bas qui fait promontoire dans la plaine et où des massifs de zegbas (genévriers) semés çà et là marquent la place des églises. Je suis déjà dans les rues de Gondar, que je n’aperçois encore rien qui m’annonce une ville. Je vois cinq ou six grosses bourgades, séparées par des terrains vagues semés de ruines, coupés de muretins en pierres sèches. Voilà donc la capitale des Susneus et des Fasilidès !

Je m’installe dans une maison dont le propriétaire est en voyage, non loin de l’église de Iesghin : et une fois logé, je repars pour visiter à loisir la métropole de l’Éthiopie. Je finis par saisir à peu près le plan général de la cité : voici les principaux quartiers.

Etcheghé biet (maison du supérieur général des ordres réguliers). C’est un quartier confortable et bien bâti, avec une population de moines, de prêtres et de clercs, à peu près comme le quartier des Écoles à Paris au seizième siècle. L’Etcheghé qui loge au centre de ce quartier est peut-être l’homme le plus influent de l’empire après le négus et l’abouna (évêque). Je dirai presque : avant l’abouna.

Abouna biet : c’est une sorte de faubourg appartenant tout entier à l’abouna, qui n’y séjourne jamais, pour une raison délicate. Les gens de Gondar qui le méprisent fort, non sans raison, ne se gênent pas pour le lui exprimer, et leurs arguments affectent de préférence la forme de ces pierres pointues qui rendent le pavé de Gondar si ennuyeux pour le promeneur. — Il a reçu en 1847 une conduite de ce genre, qui a fait du bruit. Il est vrai qu’il y avait de quoi. Il s’était brouillé pour quelque affaire d’argent avec le P. Joseph, son confesseur, qui, furieux, ameuta le populaire sur la grande place de Gondar et révéla à pleine tête les confessions du prélat. Je me souviens entre autres choses, qu’il y était question de sept madeleines non repentantes, dont deux religieuses.

Islam Biet, quartier musulman, au bas de la ville, à l’ouest, riche et bien bâti : habité par des Djibberti ou marchands musulmans assez honorables, comme le sont en presque tous pays les minorités religieuses. J’ai appris que ce quartier n’existe plus depuis près d’un an et demi, et que Théodore l’a saccagé et brûlé pour je ne sais quelle offense imaginaire.

Je ne décrirai pas particulièrement le Negus-Ghimp (le Palais Impérial), vu que Bruce, Lefèvre, Rüppel, tous les voyageurs en ont parlé. Le dessin très-fidèle que j’en donne (page 239) me dispense d’autres explications. Quelques parties de cette majestueuse construction tombent en ruine, et Théodore, qui n’aime pas Gondar, se garde bien de les faire réparer.

Du reste, Théodore n’est pas le grand coupable. Les principales mutilations du Ghimp sont dues à la mère de Ras-Ali, à la fameuse iteghé Menène, qui, furieuse de l’impopularité de sa famille, détruisit de sang-froid des portions entières du palais. « Puisque nous ne devons point laisser de monument de notre pouvoir, disait-elle, il est inutile que nous laissions subsister ceux des autres. »

Par occasion, je dirai que cette femme, qui vit toujours, a été une des figures les plus originales de l’Abyssinie contemporaine. Elle avait épousé, seulement pour avoir un titre et un nom, l’avant-dernier des rois fainéants de l’Abyssinie, et à peine marié, le triste sire n’avait pas eu à se réjouir. Divorcée, elle gardait en douaire la ville de Gondar et la province, gouvernait elle-même, commandait des armées. Elle avait pris pour capitaine de ses gardes un jeune officier de fortune, nommé Kassa, et n’avait pas tardé à se brouiller avec lui pour une misère, une vache, je crois. On s’expliqua en bataille rangée, et Kassa planta à « sa bourgeoise » un grand coup de lance dans la cuisse, la fit prisonnière et ne la relâcha que contre la propriété de la ville de Gondar. Cet officier peu galant a fait fortune depuis : il se nomme aujourd’hui Théodore II.

Menène aimait les Européens, principalement un mis-