Page:Le Tour du monde - 12.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il prit fantaisie au roi de Kaïfa de forcer l’évêque à épouser une femme indigène, sans doute pour le retenir par les liens puissants de la famille. Le refus de Mgr Masaja avait entraîné son renvoi, et il avait regagné les pays gallas de Djimma et Gouderou, où il avait été trois ou quatre fois emprisonné. Chargé par ordre supérieur de tenter quelque démarche en sa faveur, j’avais pris quelques renseignements et n’étais arrivé qu’à avoir la nouvelle (heureusement fausse) de sa mort. Aussi on comprend sans peine l’émotion que me fit éprouver la lecture de cette lettre, qui semblait me venir d’outre-tombe.

Voici en somme ce que me mandait le bon prélat. Persécuté chez les Gallas, principalement par les Djibberti (marchands d’esclaves musulmans) lesquels le faisaient passer pour un agent secret du négus Théodore qui venait en ce moment de détruire les Ouollo Gallas, — Mgr Massaja avait entrepris de rentrer à Massaoua en traversant l’Abyssinie incognito. Cette entreprise inouïe (car sa couleur seule eût suffi pour le dénoncer aux agents soupçonneux de la police impériale) eut d’abord un plein succès. Parlant parfaitement l’abyssinien, protégé par sa barbe blanche et son costume sacerdotal, voyageant la nuit de village en village, il traversa sans encombre le Gadjam occupé par le rebelle Tedla-Gualu, et arriva jusqu’à Nagala, sur le Takazzé : là il fut arrêté par un choum qui le soupçonna d’être un des Européens de l’Empereur (negus Frengotch) c’est-à-dire un des allemands de Gafat voyageant sans passe-port, et l’envoya au négus, alors campé à Derek Oanz, à deux jours de Devra Tabor. En passant à Amouz Oanz, il avait eu l’idée de m’écrire pour me demander quelques menus objets dont il avait besoin.


Amaryllis vittata (p. 260). — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.

Je me hâtai de les lui envoyer par un homme sûr, et d’y joindre quelques médicaments auxquels il n’avait pas songé. Je ne pouvais, sans l’exposer et m’exposer moi-même, l’aller voir, et je ne le vis qu’en novembre suivant à Massaoua, où j’appris de sa bouche l’heureux résultat de son entrevue avec Théodore. Le ressentiment du négus contre la mission lazariste tenait surtout à des causes personnelles. L’habile autocrate feignit d’ouvrir son cœur à l’évêque, lui affirma qu’il eût bien voulu le garder près de lui, mais qu’il n’osait braver aussi ouvertement l’intrigant Salama, chef de l’église nationale, qui conspirait sans cesse avec tous les mécontents. Il l’engagea à retirer par précaution ses trois coadjuteurs du pays galla, parce que lui, Théodore, allait y porter la guerre dès qu’il serait débarrassé de la révolte de Tedla-Gualu, ce qui exposerait infailliblement les missionnaires à être massacrés comme chrétiens et auxiliaires de l’invasion. Il priait de plus Mgr Massaja, une fois rentré à Massaoua, de lui écrire confidentiellement sa pensée sur les affaires d’Abyssinie, promettant de tenir compte de ses appréciations et de ses conseils. L’évêque quitta donc l’Abyssinie plein de bon vouloir pour le négus, et le rusé prince fut sans doute fier d’avoir obtenu un succès diplomatique sur un esprit aussi intelligent et aussi expérimenté que celui de l’héroïque prélat italien.


XV


Voyage à la recherche du bananier ensèt. — Je pars pour Koarata. — Ruines d’Arengo. — Kanzila. — Retour. — Tentative par Mahdera.

Sur ces entrefaites, j’avais reçu de M. le ministre des affaires étrangères l’invitation d’envoyer en France des graines d’ensèt pour la société d’acclimatation qui devait, entre autres tentatives, les essayer pour les squares de Paris. Si l’on se reporte à ce que j’ai dit plus haut de ce singulier végétal, on comprendra aisément que M. le Ministre ait admis la possibilité de faire réussir l’ensèt sous le climat tempéré de nos pays. Informations prises, j’appris que j’avais chance de trouver les graines en question à Koarata, petite ville assez jolie et fort commerçante sur les bords du lac Tana. Je me mis en route avec d’autant plus d’empressement que j’avais depuis longtemps un vif désir de voir cette contrée. En conséquence, je pris la moitié de mes gens, un peu de bagage, et je me mis en route.

Comme les pluies ne faisaient que commencer, j’étais sûr de trouver la rivière Goumara guéable sur tous les points, et je pouvais me diriger en droite ligne sur Koarata par les eaux thermales de Oanzaghié. Je pris en conséquence par Tagour, en laissant sur ma gauche Debra Tabor et la colline basse où se tient le marché de ce nom. Ce marché occupe lui-même le théâtre de la fameuse bataille de 1841, qui changea pour un temps la face de l’Abyssinie. Le vice-roi du Tigré, cet Oubié que les livres de dix voyageurs ont rendu célèbre parmi