Page:Le Tour du monde - 12.djvu/260

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nous, y vint présenter la bataille à Ras Ali en face de sa capitale même. L’affaire commença chaudement sur la place du marché : l’armée de Ras fut culbutée à la première charge ; le Ras s’enfuit et fit 20 ou 30 lieues sans s’arrêter ; deux de ses généraux qui craignaient d’être passés par les armes dans la première ivresse de la victoire, se présentèrent à la tente d’Oubié, qui était, m’a-t-on dit, non loin de la petite ferme que j’ai figurée dans le dessin de la page 261. Or, Oubié, qui n’était pas précisément un héros et qui n’avait pas paru au feu, fêtait le verre en main la bravoure de son fils Chetou et de ses fidèles. En voyant entrer les deux chefs ennemis, il ne douta pas qu’ils ne vinssent lui couper la gorge, et saisi d’une terreur ridicule, il les pria de le recevoir à merci.

« Mais, dirent les deux généraux fort surpris, c’est nous qui venons nous remettre à discrétion entre vos mains…

— N’insultez pas à mon malheur, ô mes amis ! dit l’ivrogne suppliant : cette raillerie est de trop. Liez-moi : tenez, voilà des courroies… »

Les deux officiers, qui étaient a jeun, se remirent assez vite et comprirent la bonne chance que leur assurait ce quiproquo risible. Ils lièrent solidement Oubié et l’emmenèrent. Le bruit de sa captivité démoralisa son armée victorieuse, les gens de Ras Ali reprirent le dessus et la bataille, commencée au pied de Debra Tabor, continua tout le long des coteaux jusqu’à Gafat, à cinq kilomètres de là, où se consomma la défaite des gens d’Oubié. Les derniers coups de sabre se donnèrent dans la petite plaine où s’élevait ma maison, et la pioche y heurte de temps à autre des ossements humains.

Teucrium. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.
Commelina latifolia. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.

La végétation était alors dans toute la vigueur renaissante que lui communiquent les premières pluies, et partout éclataient sur le gazon vert des prés ou dans le fouillis des bois, les couleurs splendides des plus belles fleurs. Sur ce sol qu’avaient piétiné, 22 ans auparavant, des soldats furieux et acharnés au meurtre, s’étalait un tapis de lis si doux que, vu d’une certaine distance, il eût semblé une couche de neige. Ces lis (amaryllis vittata) ont à chaque pétale une nervure médiane d’un violet foncé qui fait encore mieux ressortir la blancheur immaculée de la fleur. Le bouquet s’épanouit à quelques centimètres du sol ; les plaines de Gafat, d’Azanié, d’Ombava en sont couvertes au mois de juin. Moins habitué que les Abyssins à ces munificences de la nature, je foulais à regret toute cette flore splendide sous les pieds de ma mule.

Je m’arrêtai, pour la halte de midi, au bord d’un frais ruisseau ombragé d’arbres séculaires, et tout près d’un long mur en ruine dont la construction me frappa. Je suivis cette ruine assez longtemps pour constater qu’elle formait l’enceinte d’un parc qu’on me dit avoir été la résidence favorite de quelques négus : on nommait ce lieu Arengo. À l’extrémité nord, je trouvai une église