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dire qu’un message du négus m’attendait à Gafat. L’un des deux cavaliers était Zooudié, l’homme de confiance intime de Théodore II : il était grave et solennel, mais cependant poli ; ce dernier détail me rassurait un peu.

J’étais de retour vers une heure après midi à mon logis ; j’y trouvai Waldmeier, à qui je demandai rapidement de quoi il s’agissait. Il me répondit évasivement, mais de manière à calmer ma vague inquiétude. Je me rendis chez le vieux Kantiba, où l’on me remit la lettre du négus. Je priai Kienzlen de me la traduire, ce qu’il fit en tremblant d’émotion. Voici de quoi il s’agissait.

Le négus était à son camp d’Isti, à trois journées de Gafat. Profitant d’un retour d’amabilité de sa part, je lui avais écrit une demande respectueuse d’autorisation de partir pour Massaoua. Sa défiance toujours éveillée éclata si violemment à la réception de ma lettre, que de deux jours entiers nul ne put lui parler. On craignit sérieusement quelque violence. Il se borna à m’écrire une lettre bizarre et assez menaçante, dont voici à peu près les phrases essentielles :

« … Quand vous êtes venu vers moi, vous vous êtes présenté comme mon ami ; ne seriez-vous donc venu que pour conspirer avec les cheftas (rebelles) ? Si vos intentions sont loyales, écrivez-le-moi ; si vous êtes mon ennemi, écrivez-le-moi aussi, afin que je sois fixé… »

Le jour même je lui répondis par une lettre laconique, respectueuse, mais nette, qui fit, à ce que j’ai appris, un excellent effet. Le billet qu’il m’écrivit et qui termina cette correspondance périlleuse — pour moi, s’entend — me disait :

« … Prenez patience, et avec la grâce de la Trinité, tout s’arrangera pour le mieux. Je vous ai retenu parce que je devais le faire, mais quand mon agent sera de retour, je vous renverrai avec les honneurs qui vous sont dus… »

Je suivis ce sage conseil, et tournai toute mon activité vers mon projet d’ascension du Gouna.

Je retournai à Maginta, et j’y reçus l’hospitalité dans une famille indigène à laquelle j’étais recommandé. C’était la famille de M. James Bell, voyageur anglais bien connu et qui a joué un certain rôle en Abyssinie, comme favori de Théodore. Je vis là un singulier exemple de la longévité et de la vitalité des Abyssiniennes : c’étaient cinq générations de femmes à la fois, savoir : la veuve de Bell, sa mère, son aïeule, sa fille (Mme Waldmeier) et sa petite-fille. La trisaïeule était la seule qui fût vraiment une vieille, car la bisaïeule, femme d’environ cinquante-cinq ans, aux traits fins et spirituels, était fort alerte et dirigeait activement tout le ménage. L’aïeule pouvait avoir trente-cinq ans : c’était une gracieuse et mince personne, ressemblant beaucoup plus à sa mère qu’à sa fille, dont la beauté tournait un peu trop à l’obésité qu’elle tenait de son père. Ces cinq générations nous reportent bien loin de l’Afrique, mais il ne faut pas oublier que l’Abyssinie, pays élevé et tempéré, habité par une race toute caucasique, n’a presque rien d’africain. Les détails physiologiques que Bruce nous donne sur les femmes d’Abyssinie sont d’un ridicule amer. L’Abyssinienne a un développement tout aussi tardif que la Française, beaucoup plus que l’Italienne : et si dans les classes supérieures on a emprunté aux musulmans l’usage très-fâcheux des mariages précoces, c’est un abus que le peuple ne connaît guère. Ne serait-il pas même possible que la dégénérescence de la dynastie sacrée tînt en partie à ces mariages débilitants ?

Je me levai de bonne heure et me hâtai de commencer mon ascension. Maginta est déjà dans les montagnes ; je n’avais qu’à monter, de plateau en plateau, jusqu’au sommet, à deux bonnes lieues de là, ce qui impliquait bien près de quatre heures d’ascension. Nous montions à travers les bruyères et nous laissions peu à peu derrière nous les dernières cultures. À une hauteur de 4 400 mètres environ, nous atteignîmes une déclivité marécageuse toute semée de djibera.

Le djibera ressemble, vu à distance, à un jeune bananier ; il en a le port et à peu près la hauteur. Qu’on se figure un tronc roux, parfaitement cylindrique, supportant un énorme bouquet de feuillage en forme de poignard, surmonté lui-même d’une sorte de chou tendre fusiforme, d’un gris plombé. Le tronc, qui est mou et cassant, est semé à intervalles réguliers, de saillies semblables à des clous présentant la pointe ; il est lui-même enveloppé d’une sorte de filet à mailles en losanges, parfaitement régulières, chaque losange ayant pour centre un de ces clous dont j’ai parlé. Le tronc a de plus quatre à cinq sections comme les roseaux.

La hauteur totale du djibera ne me paraît pas excéder 15 pieds ; son diamètre, 32 centimètres. Si on l’incise, la liqueur qui en sort est, selon les Abyssiniens, un poison redoutable ; selon M. Schimper, seulement un astringent assez énergique. On ne le trouve qu’à des hauteurs supérieures à 4 000 ou même 4 200 mètres, notamment au Semeu.

Le point culminant du Gouna s’appelle Gouna-Ras (tête du Gouna) ; j’en étais bien à trois kilomètres, et j’avais les jambes rompues. Je n’eus pas le courage d’aller plus loin, et me contentai de monter au Ietva, au pied duquel je me trouvais. De là, j’embrassai d’un regard ravi le vaste panorama que le brouillard ne me dérobait pas. Au sud, un joli cirque très-peuplé au fond duquel le massif pittoresque du Zoramba dessinait ses escarpements en demi-lune ; à ma droite, la déclivité nue où le Reb prend sa source ; juste en face de moi, par-dessus Zoramba, par-dessus les montagnes rudement fouillées de Gaent, le géant des pays gallas, le formidable Kollo (5 000 mètres ?) au pied duquel, en 1862, Théodore II écrasa les Ouollo Gallas et fit mutiler, en quelques heures, quatorze mille prisonniers… Perdue et comme vaporisée dans la brume, la masse trapézoïdale du colosse dominait toutes les montagnes voisines à peu près comme l’Etna domine toutes les sierras des deux côtés du Phare.

Sur ma gauche, un plateau évidé à droite et à gauche sorte de pont bizarre entre deux abîmes, laissait fuir de ses flancs, des centaines de ruisselets et de rivières