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qui allaient rejoindre le Takazzé. La coupure du grand fleuve abyssinien se laissait deviner derrière, au pied du Debra-Sina (Mont-Sinaï), un nom que les Abyssiniens ont prodigué à une foule de monastères posés au sommet des monts.

À ma droite, le Reb sortait d’une déclivité nue et pierreuse ; plus loin, s’ouvraient les magnifiques vallées ou coulent les trois Goumaras, et peut-être qu’avec d’excellents yeux on eût pu voir émerger de cet ensemble la table de Mahdera-Mariam ou la colline vénérée de Saint-Claude. Le sol stérile qui s’étendait à mes pieds contrastait puissamment avec les paysages peuplés, vivants, animés, marbrés de forêts, rayés d’eaux claires, qui me rappelaient les plus beaux paysages de France ; et les djiberas eux-mêmes, avec leurs chevelures toutes ployées du même côté par un vent furieux qui bat perpétuellement ces hautes cimes, ajoutaient à l’ensemble un caractère aussi difficile à définir qu’à oublier…

Je descendis du Gouna, assez satisfait de l’emploi de ma journée. Le lendemain, j’étais de retour à Gafat, où je trouvais une invitation du négus pour l’aller rejoindre. Il était à Gondar, et je m’empressai de me rendre dans cette ville.


XX


Expulsion de Gondar. — M. Cameron : opinions peu parlementaires du négus. — Silhouette d’un cuirassier français devenu cuisinier abyssin.

À la suite de quelques difficultés avec l’empereur Théodore (difficultés que le lecteur n’exigera sans doute pas que je lui narre en détail), j’avais reçu, le 30 septembre 1863, à Gondar, l’ordre de sortir d’Abyssinie dans le plus bref délai possible. Mon compagnon de voyage, le docteur Lagarde, était laissé libre de partir ou de rester ; mais, blessé de ce procédé, ayant d’ailleurs par-dessus les épaules de son auguste client, le docteur déclara qu’il partirait avec moi.

Nous fîmes hâtivement nos préparatifs, craignant un contre-ordre, craignant surtout quelque tracasserie subalterne. Le négus a tellement plié à la servilité courtisanesque l’esprit jadis indépendant des Abyssins, qu’aujourd’hui un homme en disgrâce à tout à craindre en fait de vexations de la part de la meute qui quête la faveur du maître n’importe comment. Si Théodore avait encouragé, si peu que ce fût, l’hostilité de cette canaille, il m’eût été impossible de trouver les moyens matériels pour sortir de Gondar. Mais je dois rendre au négus cette justice qu’il ne me montra aucune défaveur personnelle, et, de tout ce que j’ai su alors ou depuis, j’ai pu conclure que si je lui étais suspect par position, je ne lui ai jamais été antipathique.


Obitus Abyssinica. — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.

Au sortir de l’audience solennelle où mon renvoi avait été prononcé, mon excellent collègue, M. Duncan Cameron, montra un certain courage moral en me prenant le bras et en m’emmenant gaiement déjeuner chez lui. Il demeurait dans le quartier Etcheghé-biet, et avait une habitation fort confortable. Avant d’y arriver, comme nous suivions une de ces étroites ruelles qui distinguent Gondar, le cadavre d’un âne nous barra le chemin.

« Tiens, un consul crevé ! » me dit gravement M. Cameron en enjambant l’obstacle.

Comme je ne comprenais pas la plaisanterie, que je trouvais un peu chargée de gros sel, mon collègue me dit que quelques jours auparavant Théodore II s’était écrié dans un moment d’humeur :

« En vérité, je ne sais pas ce que mes cousins Napoléon et Victoria ont à m’envoyer des êtres pareils ; le Français est un fou et l’Anglais un âne (Franciz bouda ou Ingliz ahia). »

Le cuisinier de M. Cameron était un type à étudier. C’était un ex-cuirassier de l’armée française, un Alsacien nommé Mack…, solide de biceps, carré d’épaules, et qui avait gagné la faveur du négus, deux ans auparavant, par une certaine rondeur militaire et une franchise à toute épreuve. Ainsi, lorsque le négus s’était fait faire par les missionnaires de Gafat un char de guerre qui se trouva être une mauvaise carriole peinte en vert, Théodore, tout fier, avait demandé à Mack… s’il avait jamais rien vu de plus réussi en France.

« Foui, foui, avait dit sans flatterie l’enfant du Rhin ; chez nous, à Milhouse, nous afons quelque chose de semplaple bour emborder les ortires te la file. »

Nous déjeunâmes assez gaiement, en compagnie du révérend Stern, missionnaire connu par un hardi