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est bien simple : il prétexte qu’il est à court de marchandises, cache au besoin celles qu’il possède, lasse l’Européen par une attente mortelle pour son équipage et pour lui-même, pleine de danger pour son navire si l’hivernage approche, et l’oblige enfin d’acheter coûte que coûte.

À ce métier de coquin, le M’Pongwé ne gagne pas une grande fortune, car il faudrait qu’il y donnât une dose d’activité qu’il n’est pas capable de soutenir bien longtemps. Aller chercher en pirogue et souvent fort loin des billes de bois rouge ou d’ébène, les transporter à bord du navire européen, ce n’est pas un petit embarras. Aussi, après un coup de commerce lucratif, notre homme réalise-t-il bien vite son bénéfice, c’est-à-dire qu’il achète des esclaves et des femmes, et se repose.

Peut-être s’étonnera-t-on de cette manière de placer ses capitaux dans un pays français ; mais il ne faut pas perdre de vue que notre autorité, établie en vertu de transactions et non par droit de conquête, a nécessairement dû respecter les institutions du pays, et se contenter d’en réprimer les excès. Il faut bien le dire d’ailleurs, quant à l’esclavage, si l’on en excepte certaines tribus particulièrement guerrières et cruelles, il est rare que, parmi les peuples africains, cette institution ait le caractère oppressif que lui a trop souvent donné l’impitoyable dureté des Européens. La distance qui sépare un esclave de son maître est ici moins grande, et la barrière n’est pas infranchissable. Un noir peut être l’esclave d’un autre noir (je ne dis pas d’un mulâtre) sans cesser d’être pour lui un homme. N’étant pas achetés comme les nôtres pour exploiter une grande entreprise, mais seulement pour aider leur maître dans les travaux assez restreints de sa maison ou de son commerce, les esclaves sont rarement surmenés et, en définitive, font partie de la famille. Voilà leur condition réelle ; mais, à côté, il y a les abus.

Le maître est superstitieux : il croit aux empoisonnements et aux sortiléges ; l’esclave est trop souvent la victime expiatoire qu’il immole à ses terreurs religieuses. L’autorité française a fait disparaître ces supplices partout ou s’étend son action ; mais parfois encore, la chose n’est pas douteuse, les forêts lointaines couvrent de leur ombre de véritables sacrifices religieux.

Les esclaves des Gabonais proviennent presque tous de l’intérieur et surtout des bords de l’ogo-Wai. Les uns ont descendu ce fleuve depuis la rivière Nazaré, branche septentrionale du Delta qu’il forme en se jetant à la mer, et sont arrivés ainsi jusqu’aux barracons portugais et espagnols qui ont existé longtemps au Cap Lopez. C’est là que les Gabonais sont venus les acheter. Les autres ont été amenés directement du haut du fleuve à travers les terrains boisés qui le séparent des affluents du Gabon. Il y avait autrefois parmi ceux-ci des Pahouins ou des Bakalais, mais le voisinage de leurs tribus rendant leur évasion trop facile, les M’Pongwés n’en ont guère gardé à leur service, et se sont empressés de les céder aux négriers portugais. Il n’est pas douteux que ce petit commerce ne se fasse encore quelquefois dans notre voisinage ; mais il ne porte jamais que sur un très-petit nombre d’individus, et grâce aux forêts qui couvrent le pays, grâce à l’étendue du littoral, il échappe aux moyens de surveillance trop restreints dont dispose l’autorité française.

Malgré une égalité qui n’est qu’apparente, les enfants qui résultent du mariage des M’Pongwés avec leurs esclaves, ne marchent jamais de pair avec ceux de race pure. S’ils veulent épouser une fille m’pongwé, ils sont mal accueillis ; s’ils veulent lier une affaire commerciale, quelque actifs, quelque intelligents qu’ils soient, ils ne trouvent pas de crédit et réussissent difficilement. La tache originelle les poursuit jusque dans leurs fils, et quoi-que fassent ceux-ci, quelque succès qu’ils aient dans leurs entreprises, ils ne seront jamais « grand monde, » et forment vraiment une caste à part. Pour nous Européens qui ne faisons que passer à côté des Gabonais sans nous soucier beaucoup de nous initier à leurs mœurs, nous saisissons difficilement les nuances qui établissent entre eux cette sorte de hiérarchie sociale. Elles existent pourtant, et les rares M’Pongwés, qui peuvent se vanter de ne compter parmi leurs ancêtres ni Boulous ni esclaves, tirent une singulière vanité de la pureté aristocratique de leur race. Il n’y a guère que quelques familles depuis longtemps dépositaires de l’autorité qui puissent soutenir cette prétention ; encore est-il fort heureux pour elles que la tradition soit seule ici chargée de transmettre les souvenirs du passé.

J’aurai fait connaître suffisamment l’organisation de la société gabonaise, quand j’aurai dit ce que sont les chefs qui la gouvernent. Chaque village a le sien, qui prend sans façon le titre de roi, et qui est d’ailleurs comme le plus modeste de ses sujets, un honnête trafiquant jadis vendeur d’esclaves, aujourd’hui marchand de toute espèce de denrées. Il n’y en a vraiment que deux ou trois importants ; ils exercent sur les autres une sorte de suzeraineté toute morale, qui n’a pour appui ni budget ni force armée, et n’en est pas moins respectée dans une certaine mesure. Ces chefs ne règnent pas de droit héréditaire ; ils sont élus par le suffrage de leurs concitoyens, qui les choisissent toujours dans une famille royale.

Ces élections donnaient presque toujours lieu autrefois à quelques désordres, et il n’était pas rare, il paraît, que les compétiteurs et leurs partisans en vinssent aux mains ; querelles qui d’ailleurs n’ont jamais dû être bien sanglantes, car les Gabonais, race aujourd’hui d’un naturel assez doux, n’ont jamais dû avoir des instincts bien guerriers, même à l’époque où ils ne s’abritaient pas sous la tutelle européenne. Maintenant encore ces élections sont turbulentes, mais comme de l’assentiment même des intéressés, elles se font sous la surveillance assez paternelle de l’autorité française, il est rare qu’elles s’accompagnent de rixes sérieuses. Lorsqu’il s’agit d’un chef important, pouvant avoir un certain crédit sur ses concitoyens, c’est même presque uniquement le commandant français qui le désigne, et c’est lui qui en réalité lui donne l’investiture. Cette in-