de finesse et de bonhomie, un air de dignité réelle bien
rare chez les vieux noirs, qui prennent volontiers pour ce
sentiment l’expansion grotesque de leur vanité, font de
ce patriarche gabonais une individualité assez remarquable.
Formé depuis longtemps aux usages européens,
il sait porter avec convenance et sans trop d’embarras
ses magnifiques costumes. Tout en vivant d’une façon
très-modeste, conforme d’ailleurs à la modicité de ses
revenus, il a le goût de l’hospitalité, fait avec cordialité
les honneurs de son pauvre logis et sait parfaitement
distinguer, parmi ses visiteurs européens, ceux qu’attire
chez lui un intérêt vraiment sympathique et ceux qui n’y
sont conduits que par une importune curiosité.
Il habite sur la rive gauche de la baie et en est le chef le plus influent.
Si le roi Denis a perdu, à la préférence que nous avons accordée à l’autre côté de la baie, le bénéfice que lui aurait donné le voisinage immédiat des Européens, il y gagne assurément une tranquillité et une indépendance plus complètes. Peut-être même ce privilége n’est-il pas pour peu de chose dans la considération dont il jouit auprès des indigènes, considération qu’augmente encore son grand âge et qui s’étend plus loin qu’on ne pourrait le penser. J’ai été fort étonné, en effet, de voir son nom prononcé avec le plus grand respect dans plusieurs villages de l’Ogo-Wai, avec lesquels lui et ses gens n’ont pourtant que très-peu de relations ; lorsque j’allai dans ces villages, en 1862, avec M. Serval, il nous fut facile de voir que nos relations d’amitié avec le vieux chef, célébrées par nos interprètes, ne contribuaient pas peu à nous valoir l’estime de nos hôtes.
Auprès du portrait de Denis est celui de sa « grande
La case du roi Denis. — Dessin de Thérond d’après une photographie de M. Houzé de l’Aulnoit.
femme » qui, jouissant des priviléges accordés à sa position,
a la haute main sur les cultures des habitations et
y réside presque constamment. Quant à Denis, attaché
par une vieille habitude à une masure à demi écroulée,
espérant sans doute qu’elle durera autant que lui,
il y vit avec une demi-douzaine de ses femmes, et refuse
d’habiter les cases vraiment confortables que ses fils
lui ont bâties dans le voisinage. Peut-être se trouve-t-il
mieux placé dans sa maison en ruine pour assister à la
double décadence de sa fortune et de sa race. En effet,
enrichi jadis par la traite, il vit aujourd’hui bien pauvrement
malgré les secours du gouvernement français,
et il voit en outre fondre autour de lui le peuple
m’pongwé, comme au contact des Européens fondent et
disparaissent toutes les races primitives.
D’où vient cette dépopulation ? Les causes que l’on a invoquées pour l’expliquer ailleurs paraissent ici insuffisantes. Point de guerres désastreuses contre les peuplades voisines, pas de maladie épidémique, pas de misère réelle ; reste l’abus de l’alcool et la débauche sans frein… Quoi qu’il en soit, cette diminution de la population m’pongwé est réelle et rapide, car elle frappe d’étonnement la plupart des officiers fort nombreux dans notre marine qui, ayant vu le Gabon à l’époque de notre établissement, y retournent aujourd’hui. Elle n’est pas, du reste, propre à cette race, et la tribu voisine des Boulous s’en ressent également. Heureusement un sang nouveau paraît devoir rajeunir un jour ce sang appauvri, et la race pahouine qui s’avance a grands pas de l’intérieur vers la plage, comblera les vides qui se font sans cesse autour de nous.
(La suite à la prochaine livraison.)