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grosse, enfoncée entre les épaules, formée d’un massif facial monstrueux et d’un crâne relativement petit ; sur celui-ci, une crête très-élevée sert d’attache à des muscles puissants destinés à mouvoir une mâchoire d’une force prodigieuse ; nez aplati, front fuyant, cerveau petit et imparfait ; bras extrêmement forts, qui descendent jusqu’aux genoux ; membres inférieurs trop courts ; mains bien faites ; massif postérieur du pied incomplet et impropre à une longue station verticale ; poil noir et ras recouvrant tout le corps.

Tel est ce singe monstrueux que les noirs redoutent à l’égal des animaux les plus féroces. Son rôle est grand dans les récits superstitieux du pays, et pourtant, comme tous les individus de sa race, il n’est pas carnivore et paraît ne se jeter sur l’homme que s’il s’en croit attaqué. Il se laisse approcher à bonne portée par le chasseur, heureusement pour celui-ci, qui serait inévitablement perdu s’il ne le tuait pas sur le coup. La vie paraît d’ailleurs s’échapper assez facilement de ce corps monstrueux, car tous ceux que j’ai vus avaient succombé à des blessures qui n’eussent pas toujours été pour l’homme immédiatement mortelles. La capacité de sa poitrine et un appareil de renforcement très-singulier dont son larynx est pourvu, donnent à sa voix un développement effrayant ; mais le vagissement du petit gorille ressemble à s’y méprendre à celui d’un enfant irrité, et, n’était son corps velu, on le prendrait à première vue pour un petit négrillon. Jamais on n’a pu réussir l’élever. Quant à l’animal adulte, il ne semble guère possible de le prendre vivant.

L’éléphant, qui partage avec le d’ginna la royauté des forêts, est remarquable par le développement extraordinaire de ses défenses. On peut en juger par celles que M. de l’Aulnoit a eu l’idée de placer en supports de chaque côté du commerçant Ouassango comme des attributs de sa profession (voy. p. 296). Les Pahouins sont aujourd’hui les meilleurs pourvoyeurs du commerce de l’ivoire. Lors de leurs premières apparitions sur le Como, ils chassaient pour le compte des Bakalais qui leur fournissaient des fusils, et ne gardaient pour eux-mêmes que la viande abattue. Aujourd’hui ils sont armés et se passent de leurs voisins. Leur manière de chasser exige une connaissance parfaite des mœurs des éléphants. Ces animaux vivent souvent par troupes dans les forêts et n’y font pas de grands déplacements. Les Pahouins profitent de ces habitudes quasi sédentaires. S’ils ne les trouvent pas réunis en nombre suffisant, ils font de grandes battues, les inquiètent sans les effrayer et les amènent ainsi peu à peu à se concentrer dans un petit espace. Là ils les enferment dans plusieurs enceintes de lianes, barrière insuffisante sans doute pour arrêter des animaux aussi puissants, mais assez forte cependant pour entraver leur fuite. Quand tout est ainsi préparé, tous les villages environnants se réunissent, et, à coups de fusils, à coups de sagayes, commence un massacre qui n’est pas sans périls pour les agresseurs. Souvent ils ont recours à des aliments empoisonnés, parfois aussi à des piéges. Le plus usité consiste à suspendre, au-dessus d’une trouée pratiquée dans le fourré et par laquelle le lourd animal devra nécessairement chercher à fuir, une énorme poutre pointue qui tombe sur lui quand il passe et lui casse la colonne vertébrale.

Telle est cette race pahouine, la plus intéressante à coup sûr de toutes celles qui habitent le Gabon, et bientôt la plus importante pour nous, car elle s’avance à grands pas vers nos comptoirs. On l’y voit venir avec plaisir, parce que s’il est possible de faire quelque chose du pays, c’est avec des gens aussi bien trempés. Mais, il ne faut pas se le dissimuler, ce seront pour nous des sujets bien remuants et des auxiliaires difficiles à manier ; s’ils sont habituellement assez doux et hospitaliers, ils ont aussi un caractère ombrageux et versatile, servi par une industrie et une énergie que peu de noirs possèdent.


EXCURSION DANS L’OGO-WAI.
La rivière Nazaré et l’Ogo-way. — Constitution du sol. — Le Condo. — Le lac Jonanga. — Les Ashiras. — Les Îles fétiches. — Objurgations. — Mirage.

J’ai raconté déjà qu’en 1862 des traités contractés avec les chefs du cap Lopez avaient rangé ce point sous notre domination. Il se trouve situé dans le delta formé par l’écartement des bouches de l’Ogo-Wai, fleuve alors à peu près inconnu. Le Nazaré, sa branche nord de déversement, devenait donc français. M. l’amiral Didelot, qui commandait alors en chef nos établissements de la côte d’Afrique, voulut y montrer notre pavillon et faire faire une rapide exploration de l’Ogo-way et des voies de communication qui pouvaient exister entre ce fleuve et les affluents du Gabon. Il confia ce soin à M. le lieutenant de vaisseau Serval, capitaine du Pionnier, et à moi.

Le 18 juillet, c’est-à-dire en pleine saison sèche, nous entrions dans la rivière Nazaré. Mais elle avait baissé de deux mètres environ depuis la fin des pluies ; elle baissait encore, et malgré son faible tirant d’eau, dès le lendemain le Pionnier s’échoua sur un banc de sable à soixante milles environ de l’entrée. L’expédition s’annonçait donc sous d’assez mauvais auspices. Nous n’étions plus alors dans le Nazaré, mais dans l’Ogo-Wai lui-même qui, étalé sur une vaste surface, nous offrait une magnifique perspective. Aux palétuviers avaient succédé des pandanus et des yuccas, puis, une grande quantité de palmiers à huile et d’énimbas, et enfin la riche végétation des forêts du Gabon.

Mais au milieu de ce beau panorama la navigation devenait difficile. Des îles et des bancs de sable commençaient à obstruer le cours du fleuve, et celui sur lequel le Pionnier vint s’échouer ne faisait qu’annoncer des obstacles plus sérieux. En effet, après avoir réussi le lendemain à atteindre le village de Dambo, à seize milles environ de notre premier échouage, il devint évident pour M. Serval qu’il ne pouvait tenter d’aller plus loin sans s’exposer à voir son navire emprisonné jusqu’au retour des pluies.

Il fallut donc continuer notre route en pirogue, moyen