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Turc, je pourrais même dire un Effendi[1]. Le progrès de mes recherches linguistiques excitait de plus en plus mon désir de pénétrer dans les profondeurs les moins accessibles des régions orientales, et lorsque je fus ainsi amené à risquer un voyage dans l’Asie centrale, il me sembla convenable de conserver ce caractère d’Effendi et de parcourir l’Orient sous les dehors d’un indigène.

De Constantinople j’allai en Perse, et je fis mon entrée à Téhéran le 13 juillet 1862. Je n’oublierai certainement pas de sitôt les mille obstacles à travers lesquels il fallut me frayer passage. Ânes, chameaux, mulets chargés de paille, d’orge ou de ballots de marchandises tant européennes qu’indigènes, s’avançaient de toutes parts dans la plus étrange confusion et obstruaient l’accès même de la porte. Ramenant mes jambes sous moi sans quitter la selle, et criant à tue-tête comme mes voisins : Khaberdar ! khaberdar ! (prenez garde !) je réussis, mais non sans difficulté, à pénétrer dans la ville. Je longeai le bazar et j’arrivai enfin au palais de l’ambassade turque, sans avoir reçu aucune atteinte sérieuse, dans cette foule compacte où les coups de bâton, et même les coups de sabre, s’échangeaient avec une libéralité surprenante.

Qu’allait faire à l’ambassade turque un sujet du royaume de Hongrie, missionnaire scientifique de l’Académie de Pesth ? Ce que j’ai confié au lecteur répond à cette question.

Haydar Effendi, autrefois chargé de missions diplomatiques à Saint-Pétersbourg et à Paris, représentait alors le sultan à la cour du shah. Il était au nombre des personnes que mon séjour à Constantinople m’avait fait connaître. Mais, outre ces relations personnelles, je lui apportais plusieurs lettres de ses amis les plus intimes, et comptant sur l’hospitalité turque mainte et mainte fois mise à l’épreuve, j’étais à peu près sûr de trouver bon accueil auprès de lui. Je pensais donc que je serais logé comme un hôte à l’ambassade ottomane ; aussi, en apprenant que les membres dont elle était composée habitaient déjà leur yailar, ou résidence d’été, à Djizer (huit milles de Téhéran), je me bornai à changer d’habits, et après un repos de quelques heures que je m’accordai en compensation de plusieurs nuits d’insomnie, je me remis en route sur un âne que j’avais loué pour une promenade à la campagne.

Au bout de deux heures, je me trouvais sous une magnifique tente de soie, en présence des effendis qui étaient sur le point de se mettre à table. Amicalement reçu par l’ambassadeur et par ses secrétaires, je pris place à leur banquet que le contraste me faisait trouver splendide, et l’entretien, qui ne tarissait guère, nous ramena bientôt sur les rives enchantées du Bosphore.

Notre conversation se prolongea fort avant dans la nuit. Le lendemain et les jours suivants je fus présenté aux diverses ambassades.

Mon séjour à Djizer et à Téhéran se prolongea plus que je ne l’aurais désiré. Grâce à mes bons amis de l’ambassade ottomane, j’y menais une existence fort mal assortie au rôle que je comptais prendre pendant mon voyage, celui d’un derviche mendiant.

Je voulus enfin m’arracher à ce bien-être dangereux, et en janvier 1863, hâtant mes préparatifs, je résolus, sans m’arrêter aux sacrifices qu’il en pourrait coûter, de donner suite à mes desseins.

L’ambassade ottomane est dans l’usage d’accorder un modique subside aux hadjis (pèlerins musulmans) et derviches qui, chaque année, en nombre très-considérable, traversent la Perse pour se rendre en Turquie. Cette mesure bienfaisante est à peu près indispensable aux pauvres mendiants sunnites qui, vu la différence de secte, n’obtiendraient pas un liard des shiites persans[2]. Il s’ensuivait que l’hôtel de l’ambassade s’ouvrait presque chaque jour à de pauvres pèlerins arrivant des plus lointaines régions du Turkestan. J’éprouvais une grande satisfaction chaque fois qu’un de ces Tartares en haillons franchissait le seuil de mon appartement ; je tirais d’eux, en effet, beaucoup de renseignements positifs sur leur pays natal, et leur conversation m’était fort utile pour mes études philologiques ; de leur côté, ne pouvant même soupçonner ce que j’avais en perspective, ils étaient naturellement surpris et charmés de me trouver si affable.

Il circula bientôt, dans le caravansérail ou résidaient ces hôtes éphémères, que Haydar Effendi, l’ambassadeur du sultan, montrait un cœur généreux ; que Reshid Effendi (c’était là mon nom de guerre), traitant les derviches comme ses frères, était probablement lui-même un derviche déguisé.

Une fois ces notions répandues dans le public, je n’avais pas à m’étonner que tout Hadji survenu à Téhéran se présentât chez moi d’abord, et seulement au sortir de là chez le ministre de Turquie ; ce dernier, en effet, n’était pas toujours accessible, tandis que par mon entremise, ils obtenaient aussitôt soit leur modeste viatique, soit la réalisation des autres vœux qu’ils pouvaient former et qui n’excédaient pas la mesure du possible.

Ce fut ainsi que dans la matinée du 20 mars quatre

  1. À peu près ce qu’on entend, en Angleterre, par le mot gentleman, un homme bien élevé.
  2. 1o Les Shiites sont essentiellement ennemis de la tradition. Ils admettent Ali et les douze Imans comme les seuls successeurs de Mahomet. Abou-Bekr, Omar, Osman ne sont à leurs yeux que des usurpateurs et des bandits. La Perse et le Khorassan (réunis sous le nom d’Iran) sont presque entièrement peuplés de shiites. Vient ensuite le Touran, qui comprend les royaumes ou principautés de Bokhara, Khiva, Khokand, Tashkand, Hasrat Sultan, Maïmone, Ankhoy et Hérat. Si on retranche ce dernier pays, on a le Turkestan tout entier. Ses habitants (Osbegs, Tadjiks, Kalmouks) appartiennent tous au culte sunnite ainsi que les Arabes et les Turcs.

    2o Les Sunnites — traditionalistes ou catholiques de l’Islam — reconnaissent Omar, Osman, Abou-Bekr et Ali pour successeurs du Prophète. Les shiites sont à leurs yeux de véritables hérétiques « faits pour être vendus comme des ânes ou des chevaux. » Chaque année, l’émir et les Mollahs du Bokhara lancent un fetwa (une espèce de bulle pontificale) qui enjoint aux Hazaras et aux Turkomans de « faire tchapao » dans le Khorassan et dans la Perse ; autant vaut dire de mettre à sac les villages et cités, capturer les caravanes, ramener les esclaves, etc. Cette espèce de lettre de marque trouve des corsaires toujours prêts.