Page:Le Tour du monde - 12.djvu/354

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gens de sa partida, vêtus comme lui de l’élégant costume andalou ; la mante sur l’épaule et le trabuco à la main, il appelle d’un geste impérieux les voyageurs effrayés qui ouvrent leurs malles d’un air piteux ; l’un se prosterne devant lui, d’autres vident leurs poches à ses pieds, le saluant jusqu’à terre, et implorant merci.

Un autre avantage de la diligence espagnole pour ceux qui aiment l’imprévu, c’est qu’on ne sait jamais au juste, à moins de s’y prendre une semaine à l’avance, quel jour on pourra partir ; il arrive même quelquefois lorsqu’il y a encombrement de voyageurs, par exemple, à l’époque des vacances ou dans la saison des eaux, qu’il est indispensable de retenir ses asientos au moins deux ou trois semaines à l’avance. C’est alors que les entreprises savent à merveille s’entendre entre elles pour rançonner sans vergogne et sans pitié les infortunés voyageurs, qu’elles traitent comme gens taillables à merci ; de sorte qu’ils ont à choisir entre l’alternative d’aller à pied, ou celle de payer pour leur place, comme il nous est arrivé, un prix dix fois plus élevé que celui de la première classe du chemin de fer.

Nous avions retenu depuis plusieurs jours, au bureau de la Acerra del Darro, trois places de cupe, — prononcez ce mot comme coupé en français, mais traduisez : impériale ; — pour le vrai touriste, le cupe est la meilleure place de la diligence espagnole ; du haut de son poste d’observation, il ne perd rien des beautés de la route, et l’épais nuage de poussière qui s’engouffre dans l’intérieur s’élève rarement jusqu’à lui. Le moment du départ étant arrivé, la lourde machine s’ébranla et roula avec un bruit de ferraille sur le pavé raboteux des rues de Grenade ; nous traversâmes la place del Triunfo et, laissant derrière nous la plaza de Toros, nous fûmes bientôt dans la campagne, nous retournant de temps en temps pour dire adieu à notre chère Grenade.

La route de Grenade à Jaen est très-accidentée et une des plus belles de l’Espagne ; en quittant la ville, on rencontre à droite et à gauche du chemin quelques anciennes alquerias ou fermes moresques, abritées sous des figuiers au feuillage épais, et entourées d’énormes cactus et d’aloès aux tiges hérissées ; bientôt les habitations deviennent plus rares, le pays prend un aspect plus sauvage ; la verdure n’apparaît luxuriante que dans les vallons où un cours d’eau entretient la fraîcheur.

Nous atteignîmes enfin des régions montagneuses, au milieu desquelles la route monte en serpentant ; il était nuit close quand nous traversâmes les contre-forts de la haute sierra de Martos, une des plus âpres montagnes de l’Andalousie. Notre lourd véhicule gravissait lentement les ramblas escarpées, bien qu’il fût à peu près vide, car la plupart des voyageurs, suivant notre exemple, étaient descendus pour gravir à pied ces montées qui semblaient ne devoir pas finir.

Quelques cigares et quelques paroles échangées nous avaient mis dans les bonnes grâces du mayoral : il nous fit voir sur le bord de la route la borne qui marquait la limite de la province de Grenade et de celle de Jaen, ou nous venions d’entrer ; lorsque j’étais jeune, nous dit-il, il n’aurait pas été prudent de traverser la sierra à pareille heure ; on aurait pu y rencontrer quelques bandoleros, par exemple ceux dont le vaillant Ojitos était le chef ; mais aujourd’hui !… Le mayoral voulait-il dire qu’aujourd’hui la police est bien faite et que les routes sont sûres ; ou bien pensait-il au bon temps ? Nous ne savons ; mais il nous sembla voir percer dans son exclamation un vague accent de regret. On aura beau faire, les bandits d’autrefois seront longtemps encore des héros populaires en Andalousie, et longtemps les gens du peuple en parleront avec une admiration mêlée d’envie.

Les gorges désertes que nous traversions se prêtaient admirablement, du reste, à des histoires de brigands ; d’un côté de la route, c’était un précipice dont le fond se perdait dans les ténèbres ; de l’autre côté, une haute muraille de rochers à pic se dressant au-dessus de nos têtes comme des obélisques gigantesques ; quelquefois un bloc énorme, qui s’était détaché de la masse, surplombait au-dessus de la route, et semblait avoir été arrêté dans sa chute par la main d’un géant. Le vaste réflecteur de la diligence éclairait la scène de lueurs fantastiques : la lumière s’accrochait aux moindres aspérités des rochers, qui projetaient de grandes ombres se renouvelant sans cesse sons des formes différentes. Les dix mulets de notre long attelage faisaient scintiller leurs pompons et fanfreluches, les premiers en pleine lumière, les autres se perdant graduellement dans l’ombre ; le ciel, noir et orageux, ne laissait voir que de rares étoiles ; si à un détour de la route, nous avions vu miroiter dans l’ombre quelques tromblons, semblables aux jeux d’orgues des églises espagnoles, la chose nous eût paru la plus naturelle du monde, et tout à fait en situation dans le sombre puerto de Arenas. Tel est le nom de cette gorge, peu faite pour rassurer les gens timides ou crédules qui croyent encore aux brigands.

Nous arrivâmes à Jaen aux premières lueurs du jour ; les rues et les places étaient silencieuses et désertes ; quand nous disons désertes, nous nous trompons, car au pied des maisons d’assez nombreux groupes de dormeurs se dessinaient çà et là sur le pavé, comme de grandes taches brunes : enveloppés dans leurs mantes couleur d’amadou, ces disciples de Diogène avaient passé la nuit à la belle étoile, avec la pierre pour matelas et leur coude pour oreiller ; quelques-uns, réveillés par le bruit de ferraille de la diligence, ou espérant être chatouillés par les rayons obliques du soleil levant, soulevaient nonchalamment leur tête, qui disparaissait aussitôt dans les profondeurs de la manta. Cette coutume de dormir en plein air, très-répandue en Andalousie, s’explique facilement par la douceur du climat et par l’indifférence absolue des habitants en matière de confortable : c’est ce que notre mayoral appelait en plaisantant, dans son dialecte andalou, coucher à l’auberge de la lune, — al paraor e la luna.

Cependant un groupe de dormeurs, voyant que la diligence était bien garnie de voyageurs, s’était levé pour aller prendre position sur le poyo ou banc de pierre du