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parador où nous nous arrêtions : c’était une famille composée du père, de la mère et de quatre enfants ; le père était aveugle, et son teint bronzé donnait à ses yeux blancs une expression des plus étranges.

« Hermano, lui dîmes-nous en laissant tomber quelques cuartos dans le sombrero calañes qu’il nous tendait, hermano, — car en Espagne, ce pays de la vraie égalité, on donne le titre de frère aux mendiants, — comment avez-vous perdu la vue ? »

Et il nous raconta qu’il avait été soldat et qu’il était devenu aveugle à la suite d’un tabardillo, une variété du coup de soleil qui tue quelquefois un homme en quelques heures. La mère, jeune encore et d’une figure mélancolique, donnait le sein à deux jumeaux, tandis qu’un marmot presque nu dormait appuyé sur ses genoux, et que l’aîné, crépu et bronzé comme un négrillon, se frottait les yeux avec sa chemise pour achever de se réveiller.

Jaen est située dans une position charmante, au pied de hauteurs couronnées de vieilles murailles moresques aussi rousses et aussi lézardées que celles de l’Alhambra ; nous avons rarement vu des ruines surchargées d’une végétation aussi touffue : on croirait voir les fameux jardins suspendus de Babylone. Du haut de ces remparts on domine la ville, au-dessus de laquelle s’élève la masse imposante de la cathédrale, et, un peu plus loin, les montagnes de Javalcuz et de la Pandera, si rapprochées de Jaen qu’à certaines heures elles la couvrent presque entièrement de leur ombre. Ces deux montagnes sont, pour les habitants de Jaen et d’une partie de la province, un thermomètre infaillible : les vents de sud-ouest, qui soufflent dans la contrée avec une violence extrême et qui sont suivis de pluies très-abondantes, amènent au sommet de ces montagnes des nuages épais qui offrent l’aspect de coiffures sur des têtes gigantesques ; c’est ce qui a donné naissance à un ancien refran rimé très-populaire à Jaen, d’après lequel le mont Javalcuz a sa capuche et la Pandera sa montera (son bonnet) lorsqu’il doit pleuvoir, même contre la volonté de Dieu :

Guando Javalcuz
Tiene capuz,
Y la Pandera montera,
Llovera aunque Dios no quiera.

Ce refran rappelle celui que nous avons déjà cité au sujet de la montagne de Parapanda, dans le royaume de Grenade. On sait que l’Espagne est la terre par excellence des proverbes : elle en a de tous les genres, pour les choses comme pour les personnes ; il n’est guère de ville ou de province qui n’ait le sien ; c’est ainsi qu’on appelle la province de Jaen : La Galicia de las Andalucias (la Galice de l’Andalousie) ; en effet, les Jaetanos ressemblent, sous beaucoup de rapports, aux Gallegos, qui sont considérés en Espagne exactement comme en France les Auvergnats.

Les paysans et les paysannes de la province de Jaen sont connus dans le pays sous le nom de Pastiris et Pastiras, qui nous paraît dériver de pastores ; en effet, la plupart vivent du produit de leurs pâturages et des travaux d’agriculture. Ceux que nous avons vus étaient en général d’un aspect robuste, et leur costume de cuir fauve contribuait beaucoup à leur donner un air tant soit peu farouche et rébarbatif ; on assure, du reste, que les Jaetanos sont de fort braves gens et qu’ils pratiquent l’hospitalité à la manière antique ; pour notre part, nous avons eu à nous louer d’eux dans plus d’une occasion. L’habillement de cuir, qu’on appelle vestido de tesado, ou vestido de casador, se compose de botines ou grandes guêtres de cuir ornées de broderies en soie, laissant le mollet à découvert, et ornées de longs glands de cuir découpé en minces lanières, comme on les porte dans les autres parties de l’Andalousie ; le pantalon court tombant jusqu’aux genoux, et la veste également courte, sont souvent brodés d’agréments, et de passementeries vertes ou rouges, et ornés de ferrets ou de gros boutons en filigrane d’argent ou de cuivre. L’ancien chapeau pointu à larges bords, orné de bouffettes de soie noire, a presque entièrement disparu et a été remplacé par l’inévitable sombrero calañes, qui règne, avec quelques modifications, dans presque toutes les provinces d’Espagne.

La ville de Jaen, comme la plupart de celles d’Andalousie, existait dès le premier siècle de l’ère chrétienne ; Tite Live donne de curieux détails sur le siége qu’elle soutint ; elle ne possède plus aucun monument de l’époque romaine, mais on voit encore, dans le patio de Santa Magdalena et sur les murs de l’église de San Miguel, quelques fragments d’inscriptions qui portent son ancien nom latin d’Aurigis. Le nom de Jaen paraît venir des Arabes qui s’emparèrent de la ville dès le huitième siècle et la conservèrent jusqu’au milieu du treizième, époque à laquelle elle fut conquise par saint Ferdinand. On prétend que ce nom signifie fertilité ; en ce cas, il serait parfaitement justifié : les environs de la ville sont fertiles et très-agréables ; le rio de Jaen a conservé son nom arabe de Guadalfullon ; il les arrose de ses eaux limpides, qui vont plus au nord se mêler à celles du Guadalquivir ; les ruisseaux qui descendent des montagnes entretiennent constamment la fraîcheur dans de nombreux jardins plantés d’arbres fruitiers et de palmiers à la tige élancée.

Jaen était considérée autrefois comme la clef de l’Andalousie et excitait la convoitise des rois de Grenade, qui tentèrent à plusieurs reprises, mais inutilement, de s’en rendre maîtres. Au commencement du quinzième siècle, elle soutint un siége fameux dont les romances populaires ont perpétué le souvenir ; Reduan, un des généraux du roi de Grenade, avait promis à son maître de s’emparer de la ville en une nuit ; le roi lui rappelle sa promesse ; s’il tient sa parole, il lui donnera double paye, — paga doblada ; s’il échoue, il le chassera du royaume de Grenade :

Reduan si se te acuerda
Que me diste la palabra
Que me darias a Jaen