Page:Le Tour du monde - 12.djvu/383

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le dessus, et je vais t’ouvrir une blessure plus grande que l’arcade d’un pont ! »

Ce dialogue continuerait plus d’une heure, si les amis communs n’intervenaient ; les deux adversaires, qui ne demandent pas mieux que de s’apaiser, referment leurs couteaux, et on se rend dans quelque taberna où l’on oublie la querelle en vidant quelques cañitas de jerez.

Outre les barateros de playa, qui exercent sur la plage, il y a encore celui de la carcel, qui règne dans la prison et le baratero soldado ou de tropa : ce dernier est le véritable tyran de la compagnie ou du régiment ; le sergent, qui ne veut pas l’avoir pour ennemi, l’exempte des corvées ; il n’est pas de querelle à laquelle il ne se trouve mêlé ; c’est à peine s’il connaît les éléments de l’exercice, et il professe la plus grande répugnance pour la discipline ; par exemple, il est de première force sur le maniement de la herramienta, — c’est ainsi qu’il appelle, dans son argot, les armes dont il se sert. Le baratero soldado ne se refuse aucune jouissance : il boit du meilleur, que lui verse la cantinière de la caserne, et fume des puros ; tout cela est payé par le barato qu’il prélève sur les autres soldats.

Quand le régiment est en marche, le baratero de tropa reçoit la visite des camarades ou compères — Camaraas, compares — de la localité où l’on fait halte ; car il y a entre eux une certaine franc-maçonnerie, comme entre les Camorristi napolitains ; ils se retrouvent dans les garitos fréquentés par leurs confrères, sans exiger des joueurs le barato qu’ils se sont arrogé le droit de toucher. Quelquefois, cependant, ces entrevues ne se terminent pas sans quelque pendencia, ou querelle : à la moindre contradiction, on se jette à la figure les cañas de jerez, contenant et contenu, et on sort dans la rue pour se tirer deux ou trois mojadas, après quoi on est meilleurs amis qu’avant.

Le baratero de la carcel est le plus dangereux et le plus odieux de tous ; perdu de vices depuis son enfance, il a passé la plus grande partie de son existence dans la prison, — el estarivèl, ou casa de poco trigo, — littéralement la maison où il y a peu de blé, comme disent les voleurs dans leur argot pittoresque. Aussitôt qu’un preso fraîchement condamné a franchi le seuil de la prison, le baratero exige du nouveau détenu le diesmo, c’est-à-dire la bienvenue, qui consiste ordinairement en un ou deux machos[1]. Cette demande se fait toujours la navaja à la main, et quand le nouveau venu se refuse à payer las moneas, los metales, la question se décide ordinairement au moyen de quelques navajasos échangés entre les deux prisonniers. Quand la justice — qui s’appelle en argot la sevéra (la sévère) — intervient pour constater le meurtre, il est rare que les navajas se retrouvent ; car les carceleros ont toutes sortes de moyens plus ingénieux les uns que les autres pour les faire disparaître.

Pour achever de peindre l’étrange type que nous venons d’esquisser nous donnerons ici deux couplets d’une chanson andalouse, El baratero :

Al que me gruña le mato,
Que yo compre la baraja :
    Esta osté ?
Ya desnudé mi navaja :
Largue el coscon y el novato
    Su parné,
Porque yo cobro el barato
En las chapas y en el cané.

Rico trujan y buen trago…
Tengo una vida de obispo !
    Esta osté ?
Mi voluntá satisfago
Y a costa ajena machispo,
    Y porqué ?
Porque yo cobro y no pago
En las chapas y en el cané.

Voici la traduction de ces deux couplets, où l’auteur a parfaitement rendu le langage moitié argot, moitié gitano, que parlent les barateros :

Celui qui murmure, je le tue,
Car j’ai acheté la baraja ;
    Comprenez-vous ?
Je viens de tirer ma navaja :
Donnez, innocents et novices,
    Votre argent,
C’est moi qui touche le barato
Aux chapas et au cané[2]

Quel riche tabac ! quel bon vin !…
Je mène une vie d’évêque !
    Comprenez-vous ?
Je satisfais tous mes goûts,
Et je vis aux dépens d’autrui ;
    Et pourquoi ?
Parce que je reçois sans jamais rien payer,
Aux chapas et au cané !

Il n’est guère besoin d’ajouter comment finit le plus souvent le baratero : c’est sur une place publique, où un échafaud en planches a été dressé pour le supplice du garrotte ; l’exécuteur, après lui avoir passé autour du cou le fatal collier de fer, el corbatin de Vizcaya[3], serre la vis fatale en lui demandant le pardon traditionnel : me pardonas ? Et la société est vengée.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Ce mot, qui signifie littéralement des mâles, appartient à l’argot des voleurs, et sert à désigner les duros ou pièces de cinq francs.
  2. Jeux de cartes en usage parmi les gens du peuple.
  3. Littéralement la cravate de Biscaye : c’est le nom que donnent les voleurs au collier de fer du garrotte. La Biscaye est depuis longtemps célèbre pour les travaux en fer.