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pots, où se réunissent les joueurs de profession, auxquels on pourrait encore appliquer cet ancien couplet :


    Ya el judagor de España
    Su esperanza no fia
En el incierto azar, sino en la maña.

« Aujourd’hui, le joueur espagnol ne met pas son espérance dans le hasard incertain, mais dans l’adresse de ses doigts. »

Les garitos ne sont pas, du reste, les seuls rendez vous des joueurs ; on les voit partout : sur la plage, à l’ombre d’une barque ; sous les arbres d’une promenade, ou à l’abri d’un vieux mur, dans quelque endroit écarté : le public est ordinairement composé de charranes et autres gens sans aveu, auxquels se mêlent quelques marins et quelques soldats : voyez-les, assis ou couchés le long de ce falucho échoué sur le sable, et dont les voiles sèchent au soleil : les uns sont assis, les autres couchés à plat ventre devant un jeu de cartes crasseux qui passe de main en main ; ils jouent au cané, au pecao, ou à quelque autre de leurs jeux favoris ; leur physionomie est inquiète et agitée, soit par la passion du jeu, soit par la crainte de voir arriver un alguacil.

Tout à coup, et sans qu’on sache d’où il est venu, un individu au teint pâle, à la figure sinistre, à l’air hardi et provocateur, apparaît au milieu du groupe : c’est un homme robuste, bien empatillado, comme disent les Andalous, c’est-à-dire orné d’une large paire de favoris noirs ; il porte d’un air dégagé sa veste sur l’épaule, et son pantalon court est retenu par une large ceinture de soie brune : c’est un baratero, qui s’installe sans façon à côté des joueurs, et leur annonce brutalement qu’il vient prélever sa part sur l’enjeu, cobrar el barato, toucher le barato ; c’est ainsi qu’on appelle l’espèce de tribut qu’il s’arroge le droit de prélever, et c’est de ce mot qu’on a fait celui de baratero.

Le barato, du reste, ne consiste ordinairement qu’en une somme très-minime, deux ou trois cuartos tout au plus, c’est-à-dire environ dix centimes par partie.

Ahi va eso, s’écrie le baratero en jetant au milieu du groupe un objet entouré d’un vieux papier gris qui a servi précédemment à envelopper du poisson frit : c’est un paquet de vieilles cartes, une baraja, qui signifie qu’on ne doit jouer qu’avec ses cartes : Aqui no se juega sino con mis barajas ! — Ici, on ne joue qu’avec mes cartes. Si les joueurs sont de bonne composition et ne font aucune difficulté pour payer le barato, le baratero empoche ses cuartos, et tout se passe pour le mieux, et très-paisiblement. Mais il arrive quelquefois qu’il se trouve dans le groupe un valiente, un vaillant, un mozo cruo, littéralement : un garçon cru, expression andalouse presque intraduisible, et qui sert à désigner un jeune homme hardi, que rien ne saurait effrayer. Celui-ci répond sans s’effrayer, avec un fort accent andalous :

« Camara, nojotros no necesitamos jeso ! — Camarade, nous n’avons pas besoin de cela ! » Et il rend le jeu de cartes au baratero. « Chiquiyo, reprend le baratero, venga aqui el barato, y sonsoniche. — Gamin, fais-moi vite passer le barato, et pas un mot ! »

Le mozo cruo tire alors un long couteau attaché à sa ceinture, l’ouvre en faisant entendre le cliquetis des ressorts, en enfonce la pointe à côté de l’enjeu, et s’écrie en regardant le provocateur d’un air de défi : « Aqui no se cobra el barato sino con la punta de una navaja ! — Ici, on ne touche le barato qu’avec la pointe d’une navaja. »

Il est rare que le défi ne soit pas accepté : en ce cas les deux adversaires prononcent le solennel vamonos ! ou vamos alla ! — Allons y ! ou bien encore : Vamos a echar un viaje ! — Allons faire un voyage ! C’est leur alea jacta est.

Les charranes reprennent leur monnaie et se lèvent ; on s’en va dans un coin écarté, les navajas ou les puñales sont tirés de la ceinture et brillent en l’air, et un des adversaires tombe ensanglanté.

Le meurtre ne demeure pas toujours impuni, et il arrive parfois que deux ou trois mois plus tard on entend par les rues de la ville le son d’une petite cloche et la voix d’un homme qui demande des aumônes « para decir misas por el alma de un probe que van a ajusticiar, » pour dire des messes pour l’âme d’un malheureux qu’on va justicier.

Il arrive aussi que deux barateros se rencontrent sur le même terrain, et que le nouveau venu prétend avoir sa part de l’enjeu ; quelquefois la querelle se termine par un duel à mort ; on en a vu s’enfermer dans une cour étroite et se déchirer à coups de couteau jusqu’à ce que l’un des deux tombât inanimé. Mais quelquefois aussi chacun des adversaires n’a que l’apparence de la bravoure et réalise ce type du bravache pourfendeur, audacieux avec les faibles, filant doux quand on lui tient tête ; type si commun en Andalousie, que, pour le définir, le dialecte du pays est d’une richesse extrême : c’est le maton, le matachin, le valenton, le perdonavidas et autres expressions non moins significatives.

Lorsque deux braves de cette espèce ont maille à partir, il s’établit entre eux un dialogue des plus amusants dont nous allons essayer de donner une idée, bien que le dialecte andalous perde, en passant dans une autre langue, la plus grande partie de son originalité.

« Ea ! c’est ici que les braves vont se montrer, dit l’un d’eux en faisant crier les ressorts de sa navaja !

Tire osté ! Tirez ! compère Juan, s’écrie l’autre en tournant autour de son adversaire.

Vente a mi, Curriyo ! pas tant de tours et de détours !

— C’est vous, zeño Juan, qui sautez comme un petit chien.

Ea ! Dios mio ! Tiens, tu peux recommander ton âme à Dieu !

— Est-ce que je t’ai blessé ?

— Non, ce n’est rien !

— Eh bien ! je vais te tuer du coup ; tu peux demander l’extrême-onction.

— Sauve-toi, por Dios, Curriyo, tu vois bien que j’ai