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trompait ni sur la nature ni sur la quantité des marchandises débarquées.

Mais revenons à notre contrabandista, qui, plus modeste, se contente de faire entrer en Espagne quelques petites charges de foulards ou de tabac ; une fois qu’il a passé la frontière, il se réunit à quelques camarades, et la caravane se met en marche, ayant soin de ne marcher que la nuit, faisant halte pendant le jour dans des cortijadas ou fermes isolées où ils ont des affidés, et même dans les villages, afin de n’être vus de personne, — para que nadie los vea, — comme ils disent. Ces hardis contrabandistas, agiles comme des chamois, connaissent les passages les plus difficiles de la sierra, qu’ils parcourent le sac sur le dos et la carabine sur l’épaule, en se cramponnant des deux mains aux saillies des rochers à pic.

Dans nos excursions à travers la Serrania de Ronda, nous fûmes témoins d’une scène de ce genre : plusieurs contrabandistas, le sac au dos et le retaco en bandoulière, gravissaient des sentiers impossibles, à plusieurs centaines de pieds au-dessus de nous ; l’un d’eux nous regardait d’un air assez indifférent, tandis que Doré, heureux d’une si belle rencontre, ajoutait une page à son album de voyage.

Les contrebandiers sont toujours dans les meilleurs termes avec les autorités des villages qu’ils traversent ; ils n’oublient pas d’offrir un paquet de cigares à l’alcade, du tabac à son secrétaire et un beau foulard de soie à la femme du maire, la señora alcadesa.

Les contrabandistas arrivent presque toujours sans encombre au but de leur voyage ; parfois, cependant, un encuentro a lieu (c’est ainsi qu’ils appellent une rencontre avec des carabineros dont ils n’ont pas eu la précaution d’acheter l’indulgence) ; alors le combat s’engage, et les retacos, chargés jusqu’à la gueule, font retentir les échos de la sierra ; mais ces cas sont très-rares, car presque toujours il est avec les douaniers de faciles accommodements, et quelques duros arrangent l’affaire à la satisfaction des deux camps. Arrivé au terme de son voyage, le contrebandier remet ses marchandises à ses correspondants, qui partagent avec lui ; pour le tabac et les cigares, il arrive même qu’ils sont vendus pour son compte par l’estanquero, c’est-à-dire celui qui tient l’estanco de tabacos, le bureau de tabac !

Quand il n’est pas en route, le contrebandier aime à dépenser avec prodigalité l’argent qu’il a gagné à la sueur de son front et au péril de sa vie ; il passe doucement ses vacances à la taberna, soit à jouer au monte, jeu de cartes pour lequel il est passionné, soit à conter ses exploits avec l’emphase et la jactance particulières aux Andalous, et en ayant souvent le soin d’arroser son récit avec de fréquentes rasades de jerez, de remojar la palabra, — de détremper la parole, suivant une expression pittoresque familière aux Andalous. Il résulte de tout cela que le contrabandista, peu habitué à faire des économies, arrive rarement à la fortune ; moins heureux que les employés de hacienda, avec lesquels il a partagé, il n’a d’autre retraite que la prison ou le presidio, c’est-à-dire le bagne, soit à Ceuta, soit à Melilla, sur la côte africaine.

On nous a assuré que beaucoup de contrabandistas, quand les affaires étaient languissantes, utilisaient leurs loisirs en courant les chemins et en allégeant les voyageurs du poids de leur argent, opération à laquelle ils procédaient, du reste, avec la plus grande courtoisie. Nous n’eûmes pas l’occasion d’en faire personnellement l’expérience ; mais il est possible qu’on ne les ait pas calomniés, car le métier de contrebandier est, ce nous semble, un excellent apprentissage pour celui de brigand.

Gaucin se trouve à peu près à moitié chemin entre Ronda et Gibraltar ; du haut de son vieux château moresque, nous découvrîmes une des plus splendides vues de l’Andalousie.

Au premier plan s’élevaient les derniers contreforts de la sierra de Ronda, qui s’abaissait insensiblement vers la mer, et dont les teintes sombres contrastaient avec l’éclat de la plaine qui miroitait au soleil. La Méditerranée s’étend à l’extrémité de cette plaine comme une longue bande d’azur, au-dessus de laquelle s’élève un petit point sombre.

c’est le rocher de Gibraltar.

Plus haut encore, à l’horizon, se dessinent vaguement les montagnes qui bordent la côte d’Afrique entre Tanger et Ceuta. Après Gaucin, la route côtoie les plus effroyables précipices ; les rochers sont entassés pêle-mêle sur les rochers ; il est probable que, dans des temps éloignés, un tremblement de terre a bouleversé la contrée.

À mesure que nous descendions, la végétation nous annonçait que nous approchions de la plaine ; les aloès, surmontés de leur longue tige droite, bordaient la route, et, autour des maisons, d’énormes cactus étendaient leurs raquettes chargées de fruits d’un rouge violacé. Le Guadairo, que nous avions traversé plusieurs fois depuis Ronda, tantôt à gué, tantôt sur de vieux ponts moresques, sillonne de son mince filet d’eau une plaine brûlante plantée d’orangers et de citronniers. Le climat est presque tropical, et la végétation fait pressentir le voisinage de l’Afrique.

Nous arrivâmes le soir à San Roque, assez à temps pour apercevoir encore très-distinctement le rocher de Gibraltar, dont l’énorme masse noire, dorée par les derniers rayons du soleil couchant, s’élevait au-dessus de la mer comme le dos d’un monstre fantastique.

San Roque est une ville toute moderne, dont la construction ne remonte qu’au commencement du siècle dernier, à l’époque où les Anglais enlevèrent Gibraltar aux Espagnols ; c’est la ville d’Espagne la plus rapprochée du fameux rocher, dont deux lieues à peine la séparent ; quelques familles anglaises viennent s’y installer l’été pour y chercher une fraîcheur relative. San Roque se ressent du voisinage de Gibraltar : les cottages, avec leurs portes bâtardes et leurs fenêtres à guillotine, pourraient faire supposer au premier abord qu’on est dans quelque ville d”Angleterre, si un ciel d’azur et un