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soleil africain ne donnaient à cette hypothèse le plus éclatant démenti

À peu de distance de San Roque, dans la direction du sud, nous rencontrâmes une étroite et longue bande de sable, presque au niveau de la mer, qu’on appelle le terrain neutre, et qui sépare le territoire britannique du territoire espagnol ; nous franchîmes bientôt les lignes anglaises, et un instant après nous étions à Gibraltar, où nous devions nous reposer quelques jours.

Nous laisserons de côté le formidable rocher qui, depuis plus d’un siècle et demi, appartient à l’Angleterre, au grand désespoir de tout bon Espagnol, et nous nous embarquerons pour Algéciras dans un falucho aux longues voiles latines, qui fendra rapidement les flots bleus de la baie.

Algésiras était appelée, par les Arabes, Jezirah-al-Khadrá, — l’île verte, — nom qui ne lui convient plus aujourd’hui, car la verdure n’abonde ni dans la ville ni dans les environs ; c’est néanmoins une assez jolie ville, qui n’a pas, comme San Roque, perdu le caractère espagnol ; cependant Gibraltar n’est guère qu’à deux lieues ; quand le ciel est pur, on aperçoit distinctement les maisons de la ville, bâties au pied de l’énorme roc, et le soir nous entendîmes le coup de canon qui annonçait la fermeture du port.

Après avoir suivi une route très-accidentée, nous arrivâmes à Tarifa ; aucune ville d’Europe n’est aussi rapprochée de l’Afrique, et nous apercevions distinctement les montagnes aux cimes anguleuses qui bordent la côte du Maroc. La ville, qui doit son nom au More Tarif, fut au moyen âge le théâtre des exploits du fameux Guzman, qui la défendit contre les infidèles, et mérita ainsi d’être appelé el Bueno, surnom qui signifie le Brave, et non pas le Bon, comme on l’a souvent imprimé.

Les Tarifeñas sont renommées entre les autres Andalouses pour leur beauté, et elles nous parurent dignes de leur réputation ; elles ont conservé l’usage de sortir voilées à la mode arabe, tapadas ; leur mantille, en cachant la moitié de la figure, ne laisse voir qu’un œil noir aux longs cils veloutés.

Après Tarifa nous traversâmes une contrée aride et désolée jusqu’à la petite ville de Vejer ; les habitants, qui passent dans le pays pour être quelque peu épais, sont appelés les tardios, ou tardifs, ce qui, assure-t-on, les met en fureur ; voici comment on explique l’origine du surnom : on voit à Vejer un rocher sillonné de taches jaunâtres ; comme ce rocher gênait les habitants, ils voulurent l’abattre, et, faute d’autres projectiles, ils employèrent des œufs ; tous les œufs du pays étant épuisés, la moitié des travailleurs se rendit au village voisin pour en chercher d’autres, et comme ils avaient tardé, on les reçut en criant : « Llegad, tardios ! Arrivez, tardifs ! » Ils perdirent leur peine ; mais les tardios assurent que les traces des œufs sont toujours visibles sur le rocher.

Il n’est guère de ville en Andalousie qui n’ait sa petite légende de ce genre, accompagnée de quelque sobriquet plus ou moins grotesque ; les environs de Cadiz sont particulièrement riches en ce genre : ainsi les habitants de Medina Sidonia sont appelés Zorros, les Renards, et ceux de Conil Desechados, ce qui signifie quelque chose comme dédaignés ou abandonnés.

Fernan Caballero, le célèbre romancier, a peint d’une manière charmante, dans ses écrits si populaires en Espagne, ce côté pittoresque des mœurs andalouses.

Chiclana, où nous arrivâmes après avoir traversé Conil, est une jolie petite ville située sur une hauteur, à peu de distance de l’océan. De gracieuses casas de recreo, aux murs blancs et aux volets verts, annoncent le voisinage d’une grande ville : c’est là, en effet, que les habitants de Cadiz viennent l’été chercher un peu d’ombre. Les Chiclaneros ont aussi leur sobriquet tout comme leurs voisins : on les a surnommés Ataja-Primos, parce qu’un soir deux cousins se promenant au bord de la rivière, virent la lune qui se reflétait dans l’eau et voulurent s’en emparer ; mais ils avaient beau courir, la lune ne bougeait pas ; l’un des deux dit alors à l’autre : « Dá vuelta, adelánte, y atájala, primo ! » Fais le tour vivement, et barre lui le chemin, cousin ! Telle est l’origine du surnom Ataja-Primos, et, si peu vraisemblable qu’elle soit, la plaisanterie paraît, dit-on, de très-mauvais goût aux Chiclaneros. Heureusement, ils ont pour se consoler le souvenir du grand Montès, el Chiclanero, le César et le Napoléon de la Tauromachie, l’honneur et la gloire de Chiclana, le plus célèbre de ses enfants. Chiclana est encore célèbre pour ses alcarrazas, excellentes pour rafraîchir l’eau :

Para alcarrazas Chiclana,

dit le refrain populaire.

Quelques heures seulement nous séparaient de Cadiz ; nous ne tardâmes pas à quitter la terre ferme pour entrer dans la Isla de Leon, l’île de Léon, pleine de marais salants ou de nombreux salineros, à demi-nus et hâlés comme des Africains, travaillaient en plein soleil ; bientôt nous traversâmes la petite ville de San Fernando, célèbre par son observatoire, et une heure après, nous arrivions à Cadiz.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)