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Boga aprisa, Curro mio,
Que me guervo a marear !

« Je vois les signes qui annoncent la tempête, dit la Guerida à son Curro, mais avec toi je ne crains plus rien, et je t’aiderai à ramer. Ramons ensemble, Curro, et ne perds pas la route ; rame plus vite, Curro mio, je sens mon cœur s’en aller ! ».

Nous quittâmes Cadiz par une fraîche matinée, sur une de ces petites barques au mât court et à la longue voile latine que les Andalous appellent falúas, et qui était ornée à l’avant de deux grands yeux peints en rouge, comme un speronare sicilien. Un vent frais enfla bientôt notre voile blanche, et notre falúa fendit rapidement les eaux bleues et transparentes de la baie de Cadiz ; le Puerto, ou nous devions débarquer, n’est qu’à deux ou trois lieues de Cadiz ; nous distinguions déjà ses maisons qui se dessinaient comme une ligne blanche entre le bleu du ciel et celui de la mer, et plus loin, sur la côte, Rota, célèbre par ses vins ; bientôt nous laissions sur notre gauche la Puntilla et la batterie de Santa Catalina, et quelques instants après notre falúa abordait au quai encombré de navires chargés de tonneaux de toute dimension.

Le Puerto, qu’on appelle aussi Puerto Santa Maria, est situé à l’embouchure du Guadalete, qui vient se jeter dans la baie de Cadiz ; c’est l’entrepôt et le port d’embarquement des vins de Jerez ; la ville, qui est blanche, gaie et propre, est comme un diminutif de Cadiz ; nous visitâmes ses bodegas, vastes caves qui nous donnèrent un avant-goût de celles de Jerez, et sa plaza de Toros, une des meilleures de toute l’Espagne, et bien plus fréquentée par les aficionados que celle de Cadiz.

Los toros del Puerto est le titre d’une chanson andalouse, populaire dans toute l’Espagne, et qui dépeint à merveille l’enthousiasme des habitants de Cadiz pour ces fêtes nationales :

Quien se embarca para el Puerto ?

« Qui s’embarque pour le Puerto ? »

Tel en est le refrain de la chanson.

Que se large mi falua !

« Ma falua va prendre le large ! »

s’écrie le marinero ; puis, s’adressant à une jeune Andalouse qui va prendre place dans sa barque :

    Señorita,
Levantusté esa patita,
Y sartuté a este barquiyo !
No se le ponga a uste tuerto
El molde de ese moniyo !

« Señorita, levez cette petite patte, et sautez-moi dans cette barque ! Mais n’allez pas gâter le moule de ce joli corset ! »

Pour nous rendre à Jerez, nous frétâmes une de ces calesas andalouses qui ressemblent assez aux corricoli de Naples ; la nôtre, qui devait dater des premières années de ce siècle, était montée sur des roues immenses, et la caisse était ornée d’amours peints en rose sur un fond qui avait dû être vert tendre ; nous nous entassâmes trois dans ce véhicule qui n’était pas trop large pour une personne. Après quelques heures de secousses, nous traversâmes le Guadalete et nous fimes notre entrée dans Jerez.


Jerez de la Frontera. Les Jerezanos. — Majos et Aficionados. — La Plaza. — Le Toro del Aguardiente. — La Cartuja. — Les vignobles ; l’exploitation ; les veillées des travailleurs. — Le Capataz et sa Cuadrilla. — La Vendimia. — Les Lagares. — Le Vino Madre. — Le Jerez Seco. — Le Brown Sherry. — L’Amontillado. — Le Pajarete. Le Moscatel. — Les Bodegas.

Le calesero, qui conduisait notre pittoresque équipage, était, comme il nous l’apprit au bout d’un instant de conversation, un enfant de Jerez ; jamais nous n’avions rencontré un échantillon aussi accompli de l’Andalou loquace, hâbleur et fanfaron, et pourtant on sait que ce type n’est pas rare dans ce pays. Nous nous amusâmes donc à faire causer notre Jerezano qui n’avait guère besoin, du reste, d’être encouragé, car il se mit à nous conter ses hauts faits sans nous laisser le temps de placer une seule parole : « Quand j’étais jeune, nous disait-il, je ne craignais pas un régiment entier, mieux que tout autre, je savais faire payer aux joueurs le barato, et les majos les plus farouches, quand ils me voyaient approcher devenaient plus doux que du sirop ; et quand le soir j’allais parler avec ma chica qui n’attendait à la reja de sa fenêtre, aucun mozo, s’il tenait à ses oreilles, ne se serait risqué à passer dans la rue. »

Les Jerezanos jouissent, parmi les autres Andalous, d’une réputation assez bien établie en fait de hâbleries ; notre calesero ne laissait rien à désirer sous ce rapport, et peut-être avait-il servi de modèle pour cette Relacion andaluza, populaire dans le pays où sont célébrés en vers de huit pieds les Hazañas hechos y Valentias, c’est-à-dire les exploits, hauts-faits et traits de courage de Pepillo el Jerezano.

Les Andalous, qui ne font nulle difficulté à se reconnaître les premiers hâbleurs de toute l’Espagne, excellent à se peindre eux-mêmes, et à photographier, pour ainsi dire, leurs fanfaronnades d’après nature ; ce qu’ils savent faire, du reste, avec infiniment de grâce, d’esprit et de fine naïveté. Aussi notre calesero ne paraissait nullement embarrassé des contradictions assez fréquentes qui venaient de temps en temps embrouiller ses récits, et Dieu sait où l’énumération de ses prouesses se serait arrêtée, si nous n’étions enfin arrivés à Jerez.

Jerez de la Frontera, qu’on appelle ainsi pour la distinguer de Jerez de los Caballeros, une petite ville d’Estramadure, a également reçu ce nom à cause du voisinage de la frontière de Portugal. Faisons observer en passant qu’on a cessé d’écrire comme autrefois Xérès depuis que la nouvelle orthographe espagnole a substitué, dans certains cas, le J à l’X, au G et quelquefois à l’S.

Ce qui nous frappa tout d’abord quand nous en-