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trâmes à Jerez, ce fut un air de bien-être, de richesse, de propreté, qui n’est pas le privilége de toutes les petites villes espagnoles ; Jerez n’est plus, du reste, une petite ville, car sa population a doublé depuis vingt-cinq ans, et dépasse aujourd’hui cinquante mille âmes.

Nous venons de dire quelle place distinguée occupent les Jerezanos parmi les fanfarons de l’Andalousie ; ils ne sont pas moins célèbres comme majos, comme toreros et comme contrabandistas. Leurs danses, parmi lesquelles il faut citer le classique Jaleo de Jerez, tiennent le premier rang dans la chorégraphie andalouse.

Ces majos de Jerez, qui excellent à porter avec grâce l’élégant costume andalou, ont la réputation d’être fort habiles à manier la navaja, et d’avoir, comme on dit, la tête près du bonnet : c’est sans doute ce qui a donné naissance à un proverbe bien connu : Burlas de manos, burlas de Jerezanos, — Jeux de mains, jeux de Jerezanos ; proverbe qui fait pendant au nôtre : Jeux de mains, jeux de vilains.

La Plaza de Jerez est peut-être, après celle construite à Valence il y a peu d’années, la plus belle et la plus vaste qu’il y ait en Espagne : nous y assistâmes à une course qui fit époque dans les annales de la Tauromachie, et que les aficionados comparaient à celles qui se donnent tous les ans à l’occasion de la Saint-Jean, et qui attirent à Jerez la foule la plus pittoresque. Huit taureaux furent tués dans cette corrida, sans compter le Toro del aguardiente, — c’est-à-dire littéralement, le taureau de l’eau-de-vie.

Cette expression, qui n’offre aucun sens aux personnes peu familiarisées avec les mœurs andalouses, s’applique à un taureau qu’on livre aux gens du peuple, presque tous passionnés pour les corridas, dès le point du jour, au moment où ils ont l’habitude de prendre leur copita d’aguardiente, ou comme ils disent de tomar la mañana, — de prendre le matin. Le toro del aguardiente, combattu par des aficionados qui ont plus d’enthousiasme que d’expérience, plus de témérité que de savoir, fait souvent plus d’une victime, et les plus heureux sont ceux qui s’en tirent avec une simple écorchure.

Mais revenons à notre corrida : entre les huit taureaux tirés, vingt-neuf chevaux furent enlevés morts du redondel, sans compter ceux qu’on abattit au dehors, et un banderillero reçut à l’épaule une cogida qui teignit de sang la veste vert-pomme toute frangée d’argent : c’était ce qu’on appelle en Espagne une bonne course.

Jerez n’est pas riche en monuments : le seul qui mérite d’être cité est la cartuja, ou chartreuse, que nous allâmes visiter à une demi-heure de la ville. La cartuja, aujourd’hui abandonnée, était autrefois un des principaux couvents de l’Espagne, et possédait de bons tableaux, qui ont tous disparu ; nous prîmes un croquis de la façade, supportée par quatre colonnes d’ordre dorique, élégant spécimen de l’architecture espagnole à l’époque de Philippe II. C’est à peu de distance de la ville non loin des bords du Guadalete, que s’étendent les riches vignobles qui produisent les fameux vins de Jerez ; leurs titres de noblesse ne sont pas de très-ancienne date, et remontent moins haut que ceux du Malvoisie et du Madère, car c’est à peine s’ils étaient connus au commencement du siècle dernier, et il n’y a guère plus de soixante ou quatre-vingts ans qu’ils sont l’objet d’un commerce très-important.

Les vignobles de Jerez occupent une superficie d’environ douze mille aranzadas de terrain, — quelque chose comme six mille hectares, qui produisent, bon an mal an cinq mille botas ou quinze mille barricas de vin, c’est ainsi qu’on nomme des tonneaux contenant ensemble cinq cent mille arrobas, ce qui approche du chiffre respectable de deux millions cinq cent mille litres. La plus grande partie des vignobles appartient aux négociants en vins, qui sont en même temps cultivateurs et fabricants, car ils ont des ateliers où de nombreux ouvriers travaillent à la confection des tonneaux nécessaires pour l’emmagasinage et l’expédition des vins. Quelques propriétaires ont des vignobles tellement considérables qu’ils occupent pour la culture seulement jusqu’à un millier de personnes à la fois. Nous citerons notamment la maison Domecq et la maison Gordon : M. Domecq possède le fameux vignoble de Macharnudo, le plus estimé des environs, et qui ne contient pas moins de cinq cents arpents.

À proximité des vignobles, s’élèvent de vastes édifices ou sont logés et nourris, soit toute l’année, soit seulement pendant la durée des travaux, la plus grande partie des travailleurs. Ces bâtiments, ordinairement abrités sous de grands arbres, qui donnent une fraîcheur précieuse sous un climat brûlant, renferment en outre les pressoirs, los lagares, et une vaste bodega ou cave, destinée à conserver, pendant quelques jours seulement, le vin nouvellement sorti des pressoirs. Ils contiennent aussi une vaste salle qui sert en même temps de réfectoire et de dortoir ; c’est là que, sous le manteau d’une vaste cheminée, ont lieu les veillées pendant les longues soirées d’hiver.

Nous assistâmes une fois à une de ces tertulias populaires ; on ne saurait rien imaginer de plus gai, de plus pittoresque : dans le vaste foyer pétillait joyeusement un grand feu de sarments ; un énorme tronc de chêne vert, dont une moitié seulement pouvait entrer dans la cheminée, se tordait au milieu de la flamme, et de grosses fourmis, chassées par la chaleur et par la fumée, s’échappaient effarées des fissures de l’écorce. Une vingtaine d’Andalous au costume pittoresque et au teint bronzé, rangés autour du foyer, écoutaient en fumant leur cigarette un grand gaillard qui chantait d’une voix lente et nasillarde les couplets du Tango americano, une des chansons les plus populaires de l’Andalousie. Le virtuose se livrait sur sa guitare à une véritable gymnastique, frappant le bois de coups secs avec son pouce et les quatre doigts, et faisant bourdonner du revers de la main les six cordes de son instrument. Les auditeurs marquaient la mesure à coups de talon et en frappant