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s’élargit beaucoup avant de se jeter dans l’Océan. Bâtie sur une plage presque à fleur d’eau, la ville n’offre rien de très-remarquable ; quelques palmiers, qui s’élèvent au-dessus d’un terrain sablonneux brûlé par le soleil, témoignent de la douceur du climat, qu’on peut comparer à celui de Malaga, La grande affaire de San Lucar de Barrameda, c’est le commerce des vins, principalement de ceux de Manzanilla, qui doivent leur nom à une petite ville d’Andalousie. Le manzanilla est un excellent vin, un peu plus pâle que le jerez et beaucoup moins capiteux ; les Espagnols, qui en font un cas particulier, consomment la plus grande partie de ce qui se produit, de sorte qu’il ne s’en exporte qu’une assez petite quantité.

La côte d’Andalousie, au nord de l’embouchure du Guadalquivir, est presque toujours plate et sablonneuse ; le plus souvent, des pins rabougris et quelques plantes aromatiques sont la seule végétation qui s’élève sur le rivage à peu près désert.

C’est à l’extrémité nord de cette côte, non loin de la frontière de Portugal, qu’est situé le petit port de Palos, dont le nom a été immortalisé par Christophe Colomb. On sait que c’est de Palos que le célèbre navigateur génois, après avoir obtenu, non sans de grandes difficultés, le consentement d’Isabelle la Catholique, s’embarqua pour aller à la recherche d’un nouveau monde. La petite escadre ne se composait que de trois carabelas : la Santa-Maria, que commandait Christophe Colomb, la Pinta et la Niña. Le vendredi, 3 avril 1492, l’expédition quitta le port de Palos, et le 15 mars de l’année suivante, c’est-à-dire sept mois et onze jours après son départ, le grand homme y abordait pour offrir un nouveau monde à Ferdinand et Isabelle, qui devaient bientôt le payer d’ingratitude. Leurs successeurs furent moins ingrats ; on lit, sur la tombe de son fils Fernando, dans la cathédrale de Séville, ces deux vers qui, malgré leur simplicité, en disent plus long que les phrases les plus pompeuses :

A Castilla y á Léon
Nuevo mundo dió Colon.

« Colomb a donné un nouveau monde aux royaumes de Castille et de Léon. »

Palos dont le nom serait à peine connu sans ces grands souvenirs qui s’y rattachent, n’est plus aujourd’hui qu’un port sans importance, fréquenté seulement par quelques pêcheurs.

Comme nous voulions remonter le Guadalquivir depuis la mer jusqu’à Séville nous nous rendîmes de San Lucar à Bonanza, qui n’en est qu’à une très-courte distance et où s’arrêtent les bateaux qui font journellement le voyage de Cadiz[1] à Séville et réciproquement.

Bonanza n’est qu’une petite ville insignifiante, où est établi un poste de douane ; ce nom qui signifie littéralement calme lui a été donné parce qu’elle est située à l’endroit où commence le fleuve et où le calme succède à l’agitation de la mer ; un peu plus bas, à l’endroit où les eaux jaunâtres du Betis se mêlent aux eaux bleues et transparentes de l’Océan, est la fameuse barre du Guadalquivir, où la lame se fait sentir assez fortement. C’est alors que les voyageurs peu aguerris contre le mal de mer s’appuient mélancoliquement sur le bordage et prennent cette position significative que les Espagnols définissent d’une manière assez pittoresque : cambiar la peseta (changer sa piécette).

On connaît l’étymologie du mot Guadalquivir, qui vient de l’arabe Ouad-al-Kebir, littéralement la Grande-Rivière ; les Gitanos l’appellent encore aujourd’hui Len Baro, mots qui, dans leur langage, ont exactement la même signification. Tout le monde sait que c’était le Bétis des anciens et qu’il a donné son nom à la Bétique, ce pays merveilleux si souvent chanté autrefois, et plus récemment par Fénelon qui, dans un des chants du Télémaque, y place les Champs-Élysées et en fait une description plus séduisante que la réalité.

Notre bateau à vapeur avait pour nom le Rápido, nom qu’il nous parut ne mériter que médiocrement ; car, malgré le peu de courant du fleuve, il le remontait avec une lenteur majestueuse. Après deux heures de marche, nous dépassâmes le bourg de Trebujena, qui s’élève à peu de distance au sommet d’un monticule, et dont un quatrain populaire que nous avons cité plus haut vante les riches moissons.

À partir de là le fleuve devient beaucoup plus étroit, et sa largeur ne dépasse guère celle de la Seine à Paris. Sur les rives plates et presque à fleur d’eau, nous apercevions de temps en temps des rangées de hérons, hôtes habituels du fleuve, qui se tenaient immobiles sur une patte, sans paraître se soucier le moins du monde du bruit et du remous causés par le bateau à vapeur. Bientôt nous arrivâmes à l’endroit où le Guadalquivir se sépare en deux et forme une grande île qu’on appelle la Isla Mayor, pour la distinguer d’une autre plus petite qu’on rencontre un peu plus haut et qui porte le nom d’Isla Menor.

Dans les immenses prairies qui s’étendent sur les deux rives, paissent en liberté des chevaux et des troupeaux de taureaux sauvages destinés aux corridas. Dans ces prairies, qu’on appelle dehesas, nous n’apercevions que quelques chozas ou cabanes de jonc, et pas un seul arbre à l’horizon ; ce qui nous remit encore en mémoire le plaisant passage du Pèlerinage de Childe-Harold, où lord Byron appelle le taureau « ce roi des forêts. »

De temps en temps quelques taureaux s’avançaient presque sur le bord, les jambes à moitié cachées dans les roseaux, et regardaient passer d’un air farouche le bateau qui effleurait presque la rive. Le picador Calderon, qui se rendait à Séville pour les courses, et dont nous avions fait la connaissance sur le bateau à vapeur, s’amusait à porter un jugement sur les taureaux les plus rapprochés de nous, et tirait pour ainsi dire leur horoscope en nous expliquant ce qu’ils promettaient comme taureaux de combat et en quoi ils laissaient à désirer.

Les toreros portent habituellement en voyage le cos-

  1. Bourg qui s’élève sur un monticule au-dessus du Guadalquivir, à quelques lieues de San Lucar.