Page:Le Tour du monde - 12.djvu/46

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gistrement régulier et l’inspection fréquente de presque toute la marine du commerce turkoman ; les bateaux, en petit nombre, qui veulent encore s’y soustraire sont réduits à une navigation interlope, irrégulière, indirecte, qui les expose, en cas de rencontre, à devenir la proie des croiseurs russes, toujours prêts à les couler en cas de résistance. Un double but se trouve atteint par ces vigoureuses mesures ; on rappelle le commerce sur certains points d’où le brigandage l’avait éloigné, tandis que d’autre part on noue des relations amicales avec telle ou telle tribu indigène dont on se fera plus tard un point d’appui contre celles qui s’obstinent à demeurer hostiles.

À l’époque où je visitai Ashourada, Khidr-Khan, issu de la race de Gazili Kör, portait déjà depuis trente ans le titre de derya bêghi (amiral) au service de Russie, moyennant un salaire d’environ quarante ducats par mois, sur lesquels une dizaine étaient prélevés au profit de son mirza (ou secrétaire). Khidr-Khan, au milieu de cette colonie demi-européenne, n’en continuait pas moins à vivre sous la tente. Le plus clair de ses fonctions consistait à user de son influence sur les Turkomans en général, pour les détourner de leurs pirateries. Ce personnage, jadis si bon musulman, s’était peu à peu familiarisé avec le vodki (eau-de-vie russe), au point de passer ses jours et ses nuits dans un état de complète ivresse.

Notre ami Yakoub eut à produire son passe-port et à faire halte pour attendre la visite indispensable. Comme nous arrivions un peu tard, elle fut ajournée au lendemain par les autorités compétentes. Nous jetâmes l’ancre fort près de terre. Mes amis semblaient regretter amèrement qu’on les empêchât de se rendre auprès de Khidr-Khan, que sa mauvaise réputation n’empêchait pas d’être le Mécène attitré des derviches et des Hadjis. Pour moi, j’étais intérieurement ravi de ce contre-temps apparent ; il m’eût été presque impossible de me dérober à la visite commune, et notre hôte, familiarisé avec les physionomies européennes, aurait pénétré sans peine le mystère de mon déguisement ; à tout le moins me serais-je trouvé fort mal à mon aise devant lui. Le contrôle qui devait avoir lieu le matin suivant m’inquiétait déjà bien assez ; le contraste frappant de mes traits européens avec ceux de mes compagnons de route, mon teint, que le ciel d’Orient n’avait pas encore bronzé suffisamment pour le rendre semblable au leur, devaient me trahir et révéler aux agents russes la véritable situation des choses. Bien loin de craindre la moindre inhumanité de leur part, je comptais au contraire que, par intérêt pour moi, ils voudraient, une fois découvert, m’arrêter au seuil de ma périlleuse aventure ; je craignais surtout que l’affaire ne vînt à s’ébruiter et que les Turkomans n’eussent vent de mon incognito. Le souvenir de Blocqueville me revenait en tête, et je calculais à part moi le chiffre de la rançon que j’aurais sans doute à payer pour m’affranchir d’un esclavage cruel entre tous. Ces anxiétés de plus en plus vives ôtaient quelque peu de son charme au dernier tableau de la vie civilisée que j’avais alors sous les yeux.

Je m’éveillai le lendemain dans une extrême agitation ; un bruit de cloches arrivait d’Ashourada ; mes compagnons de voyage m’apprirent qu’on y célébrait le dimanche, le jour férié des infidèles. J’ignorais de quel dimanche il pouvait être question[1]. Nous étions auprès d’un vaisseau de guerre pavoisé du haut en bas ; tout à coup une chaloupe gagna le rivage, montée par des matelots en grande tenue et ramant avec un ensemble merveilleux ; un officier y prit place, également en grand uniforme et fut transporté en quelques minutes à bord du steamer. Un quart d’heure n’était pas écoulé quand l’ordre d’amener nous arriva, et je vis alors groupés sur le pont, dans le voisinage du passe-avant, plusieurs officiers à tête blonde. Le cœur me battait, je l’avoue, à mesure que nous nous rapprochions davantage ; j’employais tout l’effort de ma volonté à garder une attitude qui, le moins possible, appelât sur moi l’attention, afin d’éviter, autant que faire se pourrait, un redoutable tête-à-tête. Par un hasard favorable, au moment où nous arrivions bord à bord, le banc où j’étais assis se trouva du côté des Russes, qui, de cette façon, voyaient à peine la partie postérieure de mon cou.

Vu la solennité du jour, le contrôle fut réduit à un petit nombre de formalités très-sommaires. C’est à peine si le dollmetsh échangea quelques paroles avec Yakoub. Notre confrérie de mendiants arrêta les regards des officiers. J’entendis, entre autres choses, ces mots prononcés par l’un d’eux : « Voyez donc, comme ce Hadji a la peau blanche[2] ! » Cette allusion était sans doute à mon adresse, et, si je ne me trompe, ce fut la seule observation à laquelle m’exposèrent mes dehors un peu trop civilisés. En effet, dès que Yakoub fut expédié, nous nous éloignâmes du vaisseau russe. Penché en avant jusqu’alors et feignant d’être à moitié endormi, je me redressai enfin avec un soupir de satisfaction, car mes inquiétudes avaient cessé. Le vent se mit à bientôt souffler de l’ouest. Il semblait que ce fût le signal d’ouvrir nos voiles et de mettre en toute hâte le cap sur Gömüshtepe dont trois lieues nous séparaient à peine ; mais Yakoub ne perdait pas de vue un point blanc qu’on voyait se mouvoir dans le lointain et à propos duquel l’équipage tout entier fut appelé à tenir conseil. On attendit qu’il eût entièrement disparu de l’horizon pour aplester notre grande voile, et nous courûmes alors dans la direction de l’est avec la rapidité de la flèche.

À quelque demi-lieue d’Ashourada, nous passâmes dans le voisinage de certaines balises formées par de longs pieux enduits de couleurs diverses. Yakoub m’affirma qu’ils avaient été placés là par les « Inghiliz » pour marquer la limite des eaux russes et des parages turkomans, ces derniers devant être au besoin protégés par les « Inghiliz » contre les entreprises de la marine moscovite. Je n’ai pas encore pu me rendre compte des moyens par lesquels on avait inculqué à ces fils du Désert les notions

  1. Pendant mon voyage, j’ai souvent perdu de vue les diverses dates. Celle-ci était, je l’appris plus tard, le dimanche de Pâques (style russe).
  2. Smotrite kakoi bieloi etot Hadji.