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d’une politique si profonde. Au reste, il ne m’appartient pas de vider ici la question soulevée par ces balises, encore moins de rechercher jusqu’où vont les sympathies anglaises à l’égard des Turkomans[1].

Les rives du Turkestan commencèrent en moins d’une heure à se dessiner devant nous, plages à fleur d’eau interrompues çà et là par quelques hauteurs. Nous nous dirigions d’après la marche de bateaux qui précédaient le nôtre, et bientôt il fallut carguer les voiles, nous trouvant sur la limite des eaux navigables. À un mille et demi de l’embouchure de la Görghen, sur l’un et l’autre bord de cette rivière, nous apercevions le campement de Gömüshtepe dont l’aspect était celui d’une centaine de ruches circonscrites dans un étroit espace.

Il en était ici comme à Karatepe, où les eaux très-basses ne permettent l’accès du rivage qu’à des barques d’un faible tirant. Ainsi se trouve obstruée l’entrée de la rivière Görghen, elle-même assez profonde, et où la disette d’eau ne se fait jamais sentir. Il nous fallut donc attendre, à bonne distance de la côte, que Yakoub, préalablement débarqué, eût fait connaître notre arrivée, et nous envoyât trois teimils, qui vinrent après quelques retards nous prendre tour à tour les uns et les autres pour nous descendre à terre, ce qui leur demanda plusieurs voyages.

Nous abordâmes les derniers, Hadji Bilal et moi, et il nous fut très-agréable en débarquant d’apprendre que Khandjan, informé de mon arrivée par notre honnête ami Yakoub, s’était hâté de venir à ma rencontre ; je le trouvai sur la jetée, un peu en arrière de la foule qui l’encombrait, et dans l’attitude voulue pour la récitation de la prière du soir (Azr-Namazi).

Sa prière finie, Khandjan se leva, et je vis devant moi un bel homme de taille haute et svelte, approchant de la quarantaine, vêtu avec une extrême simplicité, dont la barbe descendait à longs flots sur sa poitrine. Il s’avança vers moi, se hâta de m’embrasser, et dans ses compliments de bienvenue répéta mon nom à plusieurs reprises. Les hadjis Bilal et Salih furent reçus de même, après quoi, lorsque les gens de la caravane eurent opéré la répartition de leurs sacs, nous prîmes à pied la route des tentes, notre hôte et les plus notables d’entre nous demeurant à la queue du cortége.


Accueil fait à Vambéry par Khandjan, chef turkoman à Gomüshtepe, sur le bord de la mer Caspienne.

Le bruit de notre arrivée s’était déjà répandu de toutes parts ; on s’exagérait le nombre des pèlerins, et les femmes, les enfants, les chiens sortaient à l’envi de toutes les habitations, pour se précipiter dans le plus grand désordre au-devant de nous. La curiosité n’était pas seule de la partie ; il s’agissait aussi d’acquérir (selon la doctrine prêchée par les Mollahs) une participation spirituelle aux mérites et aux récompenses des pèlerins, en témoignant du respect à leur œuvre sainte. Ces premières scènes de la vie centro-asiatique m’avaient pris tellement au dépourvu, que je ne savais s’il fallait n’arrêter d’abord pour admirer la solide construction de ces tentes de feutre et ces femmes, vêtues de lon-

  1. Ces sympathies nous paraissent fort problématiques ; mais pour s’assurer que les Anglais surveillent de fort près le progrès des Russes dans la mer Caspienne, il suffit d’avoir lu les Souvenirs diplomatiques publiés, en 1864, par M. E. B. Eastwick, chargé d’affaires de Sa Majesté Britannique à la cour de Téhéran. Voir le Journal of a Diplomate’s Three Years’ residence in Persia, chap. IX et suivants du premier volume.
    (Note du traducteur.)