Page:Le Tour du monde - 12.djvu/50

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Tout en me donnant ces conseils, Hadji Bilal s’excusait de me régenter ainsi : mais c’était, disait-il, pour mon bien, et il me rappelait l’histoire de ce sage voyageur qui, parvenu dans un pays dont les habitants étaient borgnes, se condamna, pour marcher de pair avec eux, à ne se servir que d’un œil.

Quand je l’eus chaudement remercié de ses bons avis, il n’apprit aussi que Khandjan et plusieurs autres Turkomans s’étaient enquis avec une insistance particulière de ce qui pouvait me concerner ; il avait eu la plus grande peine du monde à leur ôter de la tête que je fusse un personnage officiel. Je devais être chargé, selon eux, d’une mission politique, et ils penchaient naturellement vers cette idée, que j’étais dépêché par le sultan vers les princes de Khiva et de Bokhara pour contre-balancer auprès de ces derniers l’influence russe. Comme ils avaient le plus grand respect pour Sa Hautesse, Hadji Bilal ne tenait pas à leur ôter d’une façon trop complète cette croyance qui pouvait nous servir. Mais en même temps il fallait se garder de déposer un seul instant mon masque de derviche, car ces sortes d’énigmes et de situations ambiguës conviennent essentiellement au naturel des gens chez lesquels nous étions.

Une fois ceci convenu, nous rentrâmes au logis, où notre hôte nous attendait avec un certain nombre de ses amis et de ses parents. Il commença par nous présenter sa femme et sa vieille mère qu’il recommandait l’une et l’autre à notre puissante intercession, à nos bénédictions inappréciables. Nous fîmes ensuite connaissance avec les autres membres de la famille. Quand nous eûmes rendu à tous les services réclamés par eux, Khandjan nous fit observer qu’il était dans les mœurs du pays de regarder un hôte comme l’égal du parent le plus proche ; nous étions donc libres désormais d’aller et venir à notre gré, non-seulement sur les domaines de son clan, mais dans tout le territoire possédé par les Yomuts ; si quelqu’un s’avisait de toucher à un cheveu de nos têtes, le keste (ainsi s’appelait son clan) se regarderait comme tenu d’exiger une réparation éclatante.

« Il vous faudra, poursuivit-il, demeurer ici jusqu’à ce qu’une caravane soit prête à partir pour Khiva, et ceci vous retardera au moins de deux semaines ; profitez de ce répit pour visiter nos ovas les plus lointaines. Jamais un Turkoman ne laissa sortir un derviche de sa tente sans l’avoir gratifié de quelques présents. Vous ne vous trouverez pas mal d’avoir garni vos besaces, car vous ferez bien du chemin avant de pouvoir renouveler vos provisions, puisque vous voulez absolument pousser jusqu’à Khiva et Bokhara. »

Cette liberté complète donnée à nos mouvements comblait précisément mes vœux les plus chers. Je ne voulais rester à Gömüshtepe que le temps strictement nécessaire pour étudier un peu plus à fond les gens de l’endroit et me familiariser avec l’usage de leur dialecte.

Pendant les premiers jours, toutes les fois que Khandjan, son frère, ou quelque autre ami intime de la famille allait en tournée de visites, je ne manquais jamais de l’accompagner. Un peu plus tard, je suivis soit Hadji Bilal, colportant à droite et à gauche ses pieuses bénédictions, soit Hadji Salih, dont l’assistance médicale était de plus en plus sollicitée. Dans ces dernières occasions, pendant que mon collègue appliquait le remède, je récitais à voix haute la formule de bénédiction, après quoi on ne manquait jamais de m’offrir tantôt un petit tapis de feutre, tantôt un poisson séché ou quelque autre bagatelle analogue. Soit que notre double traitement eût rencontré tout d’abord d’heureuses chances, soit en vertu de la curiosité qu’inspirait généralement le hadji turc (hadji roumi, — c’est ainsi que j’étais désigné), ma clientèle s’étendit rapidement. Cinq jours après notre arrivée à Gömüshtepe, mes compagnons s’étonnaient déjà de voir se presser à mon lever une quantité de malades, ou soi-disant tels, à qui je distribuais, selon l’occurrence, tantôt ma sainte bénédiction, tantôt le « souffle sacré, » tantôt des sentences écrites de ma main et destinées à servir de talismans, le tout sans manquer jamais de percevoir les honoraires qui m’étaient dus. Çà et là je tombais sur quelque politique profond qui, me regardant comme un agent de la diplomatie, se permettait de révoquer en doute la sainteté de mon caractère ; mais ceci n’était qu’un inconvénient mitigé, puisque personne après tout ne soupçonnait mon véritable rôle et ne songeait à reconnaître en moi un homme d’Europe. Aussi éprouvais-je une grande satisfaction et me sentir en état de circuler librement sur une terre jusqu’ici presque inaccessible aux gens de ma race.

Mes relations devenaient plus nombreuses de jour en jour. Je comptai bientôt parmi elles les principaux du pays et les plus influents. Néanmoins, l’amitié qui me profita le mieux fut celle de Kizil Akhond (son véritable nom était Murad), docteur turkoman des plus distingués, avec lequel j’étais dans les meilleurs termes et dont la recommandation m’ouvrit toutes les portes. Jadis, quand il étudiait à Bokhara, Kizil Akhond avait mis la main sur un livre écrit en turc-osmanli, une espèce de commentaire explicatif des sentences et des principaux termes du Koran. Certaines parties de cet ouvrage lui restaient inintelligibles. J’en possédais la clef, et ma collaboration lui fut par conséquent des plus agréables ; aussi vantait-il de tous côtés mon érudition et me représentait-il comme profondément versé dans la littérature islamite. Je nouai aussi des rapports amicaux avec Satlig Akhond, prêtre vénérable dont le savoir était au-dessus du médiocre. Lorsque je le rencontrai pour la première fois, il remercia solennellement la Providence pour lui avoir permis de contempler face à face un musulman de Roum, cette source de la vraie foi ; et quelqu’un des assistants ayant trouvé une remarque à faire sur la blancheur de mon teint, le bon prêtre s’écria que telle était la couleur de l’Islam (nur üt Islam), dévolue aux seuls croyants occidentaux comme une marque de la bénédiction divine. Je cultivais également avec assiduité la connaissance du Mollah Durdis, investi des fonctions de kazi-kelan (juge supérieur),