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ques dans la direction de l’ouest au nord-est. Elle se distingue sans peine, élevée qu’elle est de deux ou trois pieds au-dessus du sol adjacent. Pris dans son ensemble, l’ouvrage offre assez bien l’aspect d’une longue ligne de retranchements que flanquaient, de mille en mille pas, les tours dont on aperçoit encore le relief ; autant qu’on en peut juger, ces dernières étaient de dimensions à peu près égales.

Parallèlement à ces murs, on voit aussi quelques autres monticules considérables dont je léguerais volontiers l’exploration aux voyageurs qui doivent me succéder, n’ayant moi-même aucun renseignement, ni même aucune hypothèse raisonnable à fournir sur ce qui les concerne. Quelques-uns des plus petits ont été fouillés par les Turkomans, et d’après ce qui me fut dit, on y aurait trouvé, à l’intérieur d’un bâtiment carré, une urne colossale, mince comme du papier, laquelle renfermait des cendres bleuâtres, un petit nombre de pièces d’or et quelques autres objets de prix. De là vient que, dans le pays entier, la muraille est appelée Kizil Alan (celle qui reçoit de l’or). Il ne faudrait pas confondre les monticules dont je parle ici avec ces yoska que les Turkomans élèvent en commémoration de leurs plus illustres défunts. Mon guide, Kizil Akhond, si instruit qu’il fût, paraissait fort étonné de me voir prendre tant d’intérêt au « mur d’Alexandre » (Seddi Iskender[1]). Suivant lui, ce rempart avait été élevé par les génies (djins), d’après les ordres du souverain tout-puissant : « Alexandre, me disait-il, était un musulman bien autrement pieux que nous autres, et c’est pour cela que les esprits souterrains lui devaient, bon gré mal gré, une obéissance absolue… » Là-dessus, il allait sans doute me raconter la descente mythologique d’Alexandre dans le royaume des ténèbres, lorsqu’il resta muet tout à coup en me voyant occupé à détacher violemment une des briques du mur sacré : — ce n’était pas une petite affaire, attendu que ces carreaux, d’un rouge vif, semblent, pour ainsi dire, fondus dans le massif auquel ils appartiennent ; il est souvent plus facile de les briser que de les en extraire.

Tous ces environs ne sauraient manquer d’offrir quelque jour un texte précieux aux dissertations archéologiques. On y trouve non-seulement les traces nombreuses de la domination grecque, mais encore les monuments enfouis de l’antique civilisation iranienne ; en effet, les historiens arabes font de fréquentes allusions à l’importance du Bas-Görghen, cité dont les ruines existent encore à l’endroit appelé Shehri Djordjan. Kumbezi-Kaus (le dôme de Khaus) lui-même — monument écroulé dont j’ai ouï parler sans qu’il m’ait été donné de le voir — mérite, selon toute probabilité, plus d’attention que ne lui en ont accordé jusqu’ici, dans leurs rapides voyages, les explorateurs britanniques.

J’étais fort surpris de voir que Kizil Akhond — auquel j’avais jusqu’alors accordé les priviléges de la science, mais non ceux de la richesse possédait, sur différents points, des tentes, des femmes et des enfants, le tout composant une famille nombreuse, issue de trois mariages consécutifs. Après avoir été présenté par lui, successivement, au sein de ses différents ménages, je commençai à comprendre que sa petite tournée n’était peut-être pas uniquement une affaire de magistrature. Au surplus, l’accueil qui lui était fait chez les siens, et celui dont il était honoré par les étrangers, ne différait pas d’une manière essentielle. Le Mollah — on le désignait ainsi par excellence — n’entrait guère dans une tente turkomane sans s’y trouver, comme chez lui, maître et seigneur de toutes choses. Même dans le camp des tribus hostiles, on ne se contentait pas de le traiter avec mille égards, et il n’en sortait guère que chargé de présents. Réputé son disciple, j’obtenais par ricochet les bénéfices de cette popularité si universelle : jamais je n’étais omis dans les libéralités dont il était l’objet, et l’on m’offrait soit des namdzdji (nattes pour s’agenouiller pendant la prière), soit un manteau turkoman, soit un de ces grands bonnets de feutre dont se coiffent les cavaliers nomades. Quand je l’avais posé sur ma tête, et qu’une écharpe roulée tout autour s’était transformée en un léger turban, mon costume se trouvait absolument semblable à celui des Mollahs du pays.

Rentré à Gömüshtepe, j’y trouvai mes collègues fort inquiets de mon absence prolongée, et regrettant de ne s’être pas opposés avec plus d’énergie à l’excursion que j’avais voulu tenter. Je m’informai naturellement de tous et de chacun. Hadji Salih, m’apprit-on, avait tiré bon parti de sa médecine et réalisé de notables profits. Hadji Kari Meszud, logé dans une mosquée, — c’est-à-dire dans une tente affectée au service du culte, — y avait été victime d’un vol. Après de longues et inutiles recherches, l’ishan (ou prêtre) déclara qu’il lancerait immédiatement l’anathème sur le voleur, si l’objet du larcin ne se retrouvait pas. Vingt-quatre heures étaient à peine écoulées, lorsque le criminel, bourrelé de remords, vint se dénoncer lui-même, rapportant, en sus de ce qu’il avait pris, une offrande expiatoire.

On me fournit aussi des renseignements favorables sur le sort d’une caravane, alors dirigée du côté de Khiva. Mes amis me racontèrent que le khan de cette principauté, auquel les médecins recommandaient l’usage habituel du lait de buffle, avait expédié tout exprès à Gömüshtepe son chef de caravane (kervanbashi[2]) chargé de lui acheter deux couples de ces animaux, qui ne sont pas encore naturalisés dans le pays où il règne. Ce personnage officiel avait poussé jusqu’à la ville d’As-

  1. L’histoire du héros macédonien a revêtu chez les Orientaux tous les caractères d’un mythe religieux, et malgré la distinction que prétend établir tel ou tel de leurs écrivains entre Iskender Zul Karnein (l’Alexandre à deux cornes), leur héros mythologique, et Iskenderi Roumi (l’Alexandre grec), j’ai pu constater jusqu’à présent que ces deux appellations s’appliquaient à un seul et même personnage.
  2. Le kervanbashi, guide en chef des caravanes, est en général nommé par le Khan, et, généralement aussi, connaît à fond les diverses routes. Chacune d’elles a son kervanbashi particulier qui lui emprunte son nom et se trouve ainsi suffisamment distingué des autres.