Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 12.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces nomades, quand leur attention est fortement sollicitée lui a répondu très-bas et sans presque remuer les lèvres : « Je vois bien que vous ne me connaissez pas. »

Le singulier sang-froid des deux Turkomans ayant quelque peu agacé mes nerfs encore à demi européens, je me permis certaines observations, sans prendre garde que Hadji Bilal et mes autres compagnons, auditeurs de ce dialogue, étaient demeurés complétement impassibles, et je regrettai de ne pas les avoir imités en voyant mes interpellations inopportunes rester, plusieurs fois de suite, sans réponse. La négociation, ainsi menée en dehors de nous, aboutit à ce que chaque chameau nous coûterait deux ducats d’ici à Khiva. Quant à notre farine et à notre eau, Ilias s’en chargeait à titre purement gratuit.

La modique somme d’argent que j’avais emportée avec moi, cousue et cachée dans les diverses pièces de mon misérable déguisement, encore accrue des dons que j’avais reçus en ma qualité de hadji, m’aurait mis à même de louer un chameau pour moi tout seul ; mais j’en fus dissuadé par Hadji Bilal et Sultan Mahmoud. Selon eux, la meilleure garantie de sécurité, parmi ces tribus nomades, était justement un extérieur misérable, fait pour exciter la pitié ; tout au contraire, le moindre symptôme de richesse devait, en éveillant leur cupidité, appeler maint et maint danger sur nos têtes. Le meilleur de nos amis nous deviendrait hostile pour peu qu’il nous soupçonnât d’être bons à dépouiller. Ils me nommèrent plusieurs de nos hadjis, pourvus d’abondantes ressources, et qui, néanmoins, par prudence, en étaient réduits à se couvrir de haillons et à voyager sans monture. Forcé de reconnaître qu’ils avaient raison, je me bornai à la location d’une montée de chameau, stipulant seulement que je pourrais me servir d’un kedjeve[1], attendu que, boiteux comme je l’étais et ne pouvant marcher, il serait trop fatigant pour moi de rester jour et nuit, pendant quarante stations, étroitement pressé, sur la même selle de bois, contre un de mes compagnons. Ilias n’accepta pas tout d’abord cette combinaison ; il objectait, et à bon droit, que le kedjeve constituerait un double fardeau pour le pauvre animal appelé à nous porter dans le Désert. Khandjan, à la longue, finit par calmer ses scrupules. Je me trouvais donc assuré de pouvoir quelquefois me livrer au sommeil pendant ce voyage de Khiva que nous devions accomplir en vingt jours et dont tout le monde nous parlait dans les termes les moins rassurants ; mais ce qui me plaisait le plus, dans cet arrangement, c’était la certitude d’avoir pour vis-à-vis, pour contre-poids, si l’on veut, dans le kedjeve correspondant au mien, Hadji Bilal, mon meilleur ami, dont la société me devenait peu à peu indispensable.

La conférence terminée, nous payâmes d’avance, ainsi que l’exige la coutume, le prix de location dû au chamelier. Hadji Bilal récita un fatiha, et lorsque Ilias eut promené ses doigts à travers sa barbe, composée à vrai dire de quelques poils très-clair-semés, l’affaire se trouva définitivement conclue. Nous n’avions plus qu’à lui demander de partir aussitôt que possible. À cet égard, il ne voulut s’engager par aucune promesse ; tout dépendait du kervanbashi envoyé par le khan, et qui devait, avec ses buffles, prendre la direction de la caravane.

En peu de jours nous fûmes prêts à partir pour Etrek, notre point de rendez-vous, et dès lors je me sentis doublement pressé de quitter Gömüshtepe. Effectivement, nous y avions déjà perdu un temps précieux ; je constatais les approches toujours plus imminentes de la saison chaude ; et nous avions à craindre que les eaux de la pluie, celles du moins que le Désert conservait encore, ne devinssent de plus en plus rares. D’autre part, je commençais à me sentir gêné par les absurdes rumeurs qui circulaient touchant ma personne. Tandis qu’en général j’étais simplement regardé comme un pieux derviche, certains faiseurs de conjectures ne pouvaient renoncer à l’idée que j’étais un homme influent, un envoyé diplomatique du sultan, régulièrement accrédité auprès de l’ambassadeur turc à Téhéran, ayant à ses ordres un millier de fusils, et engagé dans je ne sais quel projet mystérieux contre la Russie et la Perse. Ceci venant aux oreilles des Russes d’Ashourade, ils auraient certainement pris la chose en plaisanterie ; toutefois, ils pouvaient être amenés à s’enquérir de l’étranger qui attirait ainsi l’attention, et, si mon déguisement leur était révélé, je risquais une captivité cruelle, destinée peut-être à durer autant que ma vie. Mainte et mainte fois, en conséquence, je suppliai Hadji Bilal, ne dussions-nous pas pousser très-loin, de quitter au moins Gömüshtepe ; mais l’impatience qu’il avait d’abord témoignée s’était changée en une indifférence complète, du moment où Ilias se fut engagé vis-à-vis de nous. Comme j’insistais, il alla même jusqu’à me reprocher l’empressement puéril avec lequel je voulais courir ainsi au-devant des arrêts de la destinée.

« C’est en vain que tu te hâtes, disait-il ; tu devras, bon gré mal gré, demeurer sur les bords de la Görghen jusqu’à ce que le Nasib (le sort) ait décrété que tu as à te désaltérer ailleurs ; et personne ne peut savoir si cette volonté d’en haut se manifestera plus tôt ou plus tard. »

Qu’on imagine l’effet produit par une réponse si parfaitement orientale, sur une impatience légitime et fondée ! Je n’en voyais pas moins, et trop clairement, hélas ! la nécessité de me soumettre, l’impossibilité de me dérober au péril.

Il arriva sur ces entrefaites que certains karaktchis, dans le cours d’une de leurs razzias, réussirent par trahison à capturer cinq Persans. L’un de ceux-ci était un riche propriétaire. Les bandits, remontant en bateau jusqu’au delà de Karatepe, s’étaient présentés devant un village de Perse comme pour y faire emplette d’une cargaison. Le marché fut bientôt conclu ; mais à peine les vendeurs sans méfiance étaient-ils arrivés au bord de la mer, eux et leurs denrées, qu’ils furent saisis, garrot-

  1. Ce qu’on appelle à Bayonne « un cacolet, » c’est-à-dire une paire de paniers de bois accrochés aux deux flancs d’une bête de somme.