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tés des pieds et des mains, enterrés jusqu’au cou dans leur propre froment, et transportés ainsi à Gömüshtepe. J’étais présent lorsque ces malheureux furent « déballés, » pour ainsi dire. L’un d’entre eux avait reçu de plus un mauvais coup, et les Turkomans eux-mêmes s’accordaient à reconnaître l’infamie de pareils procédés. Bien qu’étrangers à toute l’affaire, les Russes d’Ashourada se crurent en demeure d’intervenir et menacèrent de débarquer à main armée si les prisonniers n’étaient aussitôt rendus à la liberté. Comme les bandits refusaient obstinément de lâcher leur proie, je supposai que les autres Turkomans, émus par une menace qui pesait sur toute la communauté, forceraient leurs compatriotes à céder ; cependant, il n’en fut rien. De toute part, au milieu de l’agitation générale, on vit circuler des armes et des munitions de guerre ; chacun s’apprêtait à recevoir chaudement les Russes, s’ils osaient venir à terre. À mon grand déplaisir, je fus appelé, moi aussi, à porter le mousquet, et ce n’était pas sans une vive émotion que je songeais à l’ennemi sur lequel j’aurais à faire feu. Par bonheur, il ne fut pas donné suite à ces projets belliqueux[1]. Le lendemain, il est vrai, un steamer russe manœuvra de façon à raser la côte ; mais le conflit fut ajourné au moyen d’une transaction politique, les Turkomans ayant consenti à donner des otages pour l’avenir, mais non à livrer les Persans, qui restèrent définitivement prisonniers. Le plus riche de ceux-ci en fut quitte pour une rançon de cent ducats ; un autre, qui était sorti estropié de la bagarre et ne valait plus la vingt-cinquième partie de cette somme, fut relâché spontanément en l’honneur des Russes ; mais les trois derniers, gaillards robustes et de bon emploi, furent chargés de fers encore plus lourds et conduits à Etrek, le dépôt où la torture façonne ces malheureux à l’esclavage. Ce nom d’Etrek, qui s’applique en même temps à une rivière et au district désert qu’elle arrose, est, pour les natifs du Mazendrau et du Taberistan, un symbole d’effroi et de malédiction. Il faut qu’un Persan soit particulièrement irrité quand il se permet cet anathème : Etrek biufti ! (Puissiez-vous être mené à Etrek !)

Comme les membres de la caravane s’y étaient donné rendez-vous, je ne pouvais manquer de visiter sous peu de temps cet affreux séjour. Khandjan avait eu aussi la bonté de me recommander aux soins hospitaliers de Kulkhan le Pir (la Barbe grise) des karaktchis. Ce vieux bandit vint fort à propos faire connaissance avec nous. Sa physionomie était des moins sympathiques, et quand je lui fus désigné comme son hôte futur, ses démonstrations ne furent pas autrement amicales. Longtemps il examina mes traits, marmottant çà et là quelques paroles à l’oreille de Khandjan, fort disposé, semblait-il, à voir en moi autre chose que le personnage pour lequel on m’avait pris jusqu’alors.

Je découvris bientôt la cause de cette méfiance. Dans sa jeunesse, Kulkhan avait traversé les provinces méridionales de la Russie, en compagnie de Khidr Khan, alors au service du czar. Il avait aussi passé plusieurs mois à Tiflis et s’était assez familiarisé avec nos manières européennes.

« Ayant vu, disait-il, mainte et mainte nation, il ne connaissait pas encore celle des Osmanlis ; on lui avait appris néanmoins qu’elle était issue d’une tribu turkomane, origine attestée par une ressemblance frappante avec les gens de celle-ci ; par conséquent, il avait lieu d’être surpris en me trouvant une physionomie toute différente. »

Hadji Bilal le mit en garde contre des informations inexactes, déclarant pour son compte avoir passé plusieurs années dans le pays de Roum, sans que jamais observation pareille lui eût été suggérée. Kulkhan, là-dessus, nous annonça que deux jours après, et de bonne heure, il comptait rentrer dans son ova d’Etrek, ajoutant que nous ferions bien de nous apprêter instantanément pour le voyage, attendu que lui seul pouvait nous faire traverser sans encombre la distance qui nous séparait d’Etrek, bien qu’il s’agît tout au plus de douze milles ; il n’attendait, quant à lui, que le retour de son fils Kulumali, parti pour un alaman (une razzia) sur les frontières persanes, où il était allé chercher quelques juments de bonne race.

Ceci nous fut dit tout naturellement, et avec l’accent de la satisfaction la plus légitime. Kulkhan nous prévint aussi qu’en prenant la peine de l’accompagner à quelque distance en aval de la Görghen, nous assisterions probablement au retour de son fils, qui ne devait plus guère tarder, et que nous aurions alors un spectacle curieux. Libre en ce moment-là de toute occupation, j’acceptai très-volontiers l’ouverture qui m’était faite, et me trouvai, peu après, au sein d’une foule qui attendait, avec la plus grande impatience, le moment où les bandits se montreraient à l’horizon. Huit cavaliers turkomans parurent bientôt sur la rive opposée, menant en laisse une dizaine de chevaux. Je m’attendais, de la part de la multitude excitée par un long délai, à des clameurs, à des hourras enthousiastes ; ce fut, au lieu de cela, un silence complet, une admiration muette qui se trahissait seulement par des regards enflammés de convoitise. Les heureux brigands qui en étaient l’objet se précipitèrent dans la Görghen, qu’ils traversèrent à la nage pour aborder sur la rive où nous étions. Là, mettant pied à terre, ils tendaient la main à leurs proches avec une sérénité, une majesté radieuse qui défie toute description. Tandis que les anciens examinaient d’un œil attentif le butin de la campagne, nos jeunes héros s’appliquaient à réparer le désordre de leur toilette, et, soulevant leurs pesants bonnets fourrés, ils étanchaient la sueur ruisselante sur leurs fronts (voy. page 57).

  1. Que le lecteur ne s’étonne pas de voir les autorités russes garder une attitude si équivoque. La Perse envisage tout débarquement des forces moscovites sur les rivages de la mer Caspienne comme une invasion hostile de son propre territoire ; elle aime mieux supporter les déprédations des Turkomans que de les voir réprimer à son profit par l’entremise de ses dangereux voisins, toujours prêts à lui faire payer beaucoup trop cher leurs services à double intention.