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VOYAGE DANS L’ASIE CENTRALE,

DE TÉHÉRAN À KHIVA, BOKHARA ET SAMARKAND,


PAR ARMINIUS VAMBÉRY[1],
SAVANT HONGROIS DÉGUISÉ EN DERVICHE.
1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IX

Le massacre des prisonniers. — Distribution des robes d’honneur. — Les sacs de têtes. — Excursion. — Adieux à Shükrullah bay. — Départ de Khiva.

Le khan, après m’avoir gracieusement congédié, m’enjoignit de prendre chez le trésorier de quoi défrayer mes dépenses quotidiennes.

Sur ma réponse, — que je ne savais pas où ce fonctionnaire avait ses bureaux, — on me fit escorter par un yasaul chargé en même temps d’autres missions, et les horribles scènes dont il me rendit témoin sont encore présentes à mon esprit. Je trouvai dans la dernière cour environ trois cents prisonniers tchaudors absolument déguenillés ; ces malheureux, dominés par la crainte de leur prochain supplice et livrés de plus à toutes les angoisses de la faim, semblaient littéralement sortir du tombeau. On en avait formé deux sections ; dans la première étaient ceux qui, n’ayant pas atteint leur quarantième année, devaient être vendus comme esclaves ou gratuitement distribués par le khan à ses créatures : la seconde comprenait ceux que leur rang ou leur âge avaient classé parmi les aksakals[2], et qui restaient soumis au châtiment infligé par le prince. Les premiers, réunis l’un à l’autre au moyen de colliers de fer, par files de dix à quinze, furent successivement emmenés ; les autres attendaient, avec une résignation parfaite, qu’on exécutât l’arrêt porté contre eux. On eût dit autant de moutons sous le couteau du boucher.

Pendant que plusieurs d’entre eux marchaient soit à la potence, soit au bloc sanglant sur lequel plusieurs têtes étaient déjà tombées, je vis, à un signe du bourreau, huit des plus âgés s’étendre à la renverse sur le sol. On vint ensuite leur garrotter les pieds et les mains, puis l’exécuteur, s’agenouillant sur leur poitrine, plongeait son pouce sous l’orbite de leurs yeux dont il détachait au couteau les prunelles ainsi mises en saillie. Après chaque opération, il essuyait sa lame ruisselante sur la barbe du malheureux supplicié. Spectacle atroce ! L’exécution aussitôt terminée, la victime, délivrée de ses liens et jetant de tous côtés les mains autour d’elle, cherchait à se relever. Parfois, trébuchant au hasard, leurs têtes s’entrechoquaient ; parfois, trop faibles pour se tenir debout, ils se laissaient retomber à terre avec un sourd gémissement qui, lorsque j’y pense, me donne encore le frisson.

Si abominables que ces détails puissent paraître au lecteur, il me faut bien ajouter que ces cruautés se justifiaient par la loi des représailles, et que les Tchaudors étaient ainsi punis pour avoir traité avec les mêmes raffinements de barbarie les membres d’une caravane özbeg surprise par eux, dans le cours de l’hiver précédent, sur la route d’Orenbourg à Khiva. Elle comptait, dit-on, jusqu’à deux mille chameaux et les Turkomans — qui, après avoir pris possession d’une immense quantité de marchandises russes, auraient dû se contenter d’un si riche butin, — n’en dépouillèrent pas moins, de tout ce qu’ils possédaient en fait de vêtements et de denrées alimentaires, les Ozbegs Khivites dont elle se composait en grande partie. Ils périrent à peu près tous au milieu du Désert, quelques-uns de faim, les autres de froid. Huit à peine sur soixante parvinrent à se sauver.

Il ne faudrait pas regarder comme un cas exceptionnel l’horrible scène que je viens de décrire. À Khiva, comme dans toute l’Asie centrale, on n’est sans doute pas cruel pour le plaisir de l’être, mais on trouve de tels procédés parfaitement naturels, et la coutume, les lois, la religion s’accordent à les sanctionner. Le souverain actuel de Khiva voulait, tout simplement, se signaler comme « protecteur de la religion » et croyait y réussir en châtiant, avec une extrême rigueur, toute violation des préceptes sacrés. Il suffisait de jeter un regard sur une femme enveloppée de son voile pour être livrée au Redjm, conformément aux clauses pénales édictées dans les saints livres. En pareil cas, l’homme est pendu, et la femme, enterrée jusqu’au buste dans le voisinage de la potence, est lapidée jusqu’à ce que mort s’en suive. Le sol de Khiva ne fournit pas de cailloux, mais on les remplace par des kesek (boules de terre durcie). À la troisième décharge, une enveloppe de poussière a rendu méconnaissable cette victime infortunée dont le cadavre déchiré n’a déjà plus forme humaine, et on l’abandonne alors aux lentes angoisses de l’agonie. Ce n’est pas seulement contre l’adultère, mais contre beaucoup d’autres offenses à la religion que le khan a voulu promulguer la peine de mort, si bien que, dans les premières années de son règne, les Oulémas eux-mêmes se virent obligés de réprimer les entraînements de sa piété trop zélée. Malgré leur intervention, il ne se passe guère de jour

  1. Suite. — Voy. pages 33, 49 et 65.
  2. Nous avons dit ailleurs que ce mot (littéralement barbe-grise), désigne les notables, les Anciens de la tribu tartare.