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sans que l’une ou l’autre des personnes admises à l’audience du prince ne soit emmenée hors du palais, après avoir entendu l’arrêt sommaire qui dispose définitivement de sa destinée : Alib barin ! (Emmenez-le !).

Le yasaul me conduisit ensuite — j’allais oublier ce détail — chez le trésorier qui me compta, sans difficulté, la somme à laquelle j’avais droit. Cette transaction, par elle-même, n’avait rien de fort intéressant, mais je trouvai ce personnage occupé d’un travail trop curieux pour que je le passe sous silence. Il assortissait les khilat (robes d’honneur) qu’on devait envoyer au khan pour récompenser les services hors ligne. Ces vêtements de soie, de couleur voyante et décorés de grandes fleurs en fil d’or, étaient de quatre espèces ou catégories différentes. On les désignait sous le nom de « robes à quatre, à douze, à vingt, à quarante têtes. » Comme, dans les dessins ou les broderies dont elles étaient couvertes, je ne voyais rien qui légitimât une pareille appellation, je voulus savoir à quoi elle s’appliquait ; on me répondit que les plus simples se donnaient au soldat qui rapportait quatre têtes ennemies, et les plus belles à celui qui en fournissait quarante. Quelqu’un ajouta que « si tel n’était pas l’usage du pays de Roum, je ferais bien de me rendre le lendemain matin sur la principale place, ou j’assisterais à la distribution de ces glorieux emblèmes. »

Je n’eus garde, on le devine, de manquer à cette assignation, et je vis, en effet, arriver du camp à peu près cent cavaliers dont les vêtements poudreux avaient un air tout à fait martial. Chacun d’eux amenait au moins un prisonnier, et parmi ceux-ci, des femmes, des enfants, attachés soit à la queue du cheval, soit au pommeau de la selle ; il portait de plus, sanglé derrière lui, un grand sac ou se trouvaient les têtes enlevées à l’ennemi, témoignage irréfragable des hauts faits accomplis sur le champ de bataille. Son tour venu, il offrait les prisonniers soit au Khan, soit à quelque notable personnage, et, débouclant ensuite son sac qu’il saisissait par ses deux angles inférieurs, il vidait aux pieds de l’agent comptable, — celui-ci les repoussant du pied comme s’il se fût agi de pommes de terre, — le monceau de têtes, barbues ou imberbes, en échange duquel il allait lui être octroyé des insignes plus ou moins honorifiques. Suivant l’importance de la livraison, il était porté sur les registres pour tel ou tel nombre de têtes, et la rétribution ne se faisait pas attendre (voy. p. 80).

Nonobstant des coutumes si barbares, des spectacles si révoltants, c’est encore à Khiva et dans ses dépendances que j’ai passé, sous le déguisement de Derviche, les meilleures journées de tout mon voyage. Les Hadjis, auxquels on faisait si bon accueil, étaient excellents pour moi. Dès que je me montrais en public — et sans que j’eusse autrement besoin de solliciter leur charité, — les passants m’accablaient de menus cadeaux, vêtements, provisions, etc. Je prenais soin de ne jamais accepter une somme trop considérable, distribuant à mon tour, parmi ceux de mes frères qui n’avaient pas autant de prise sur la pitié publique, les effets les meilleurs et les plus élégants, tandis que je me réservais, comme il sied à un vrai Derviche, ce qui m’avait été donné de plus grossier et de plus pauvre. Malgré ces libéralités, ma situation financière avait changé du tout au tout, et s’il m’est permis de l’avouer sans détour, je me voyais avec une véritable satisfaction pourvu d’un âne robuste, la ceinture garnie d’argent, à la tête d’une bonne garde robe, possesseur de provisions abondantes, bref, équipé à merveille pour mes futurs voyages.

Je fis une excursion. Quatre jours et demi de navigation sur l’Oxus[1] me suffirent pour gagner Kungrat ; le retour s’effectua par terre et nous prit le double de temps. À l’exception de cette partie de la rive gauche où s’élève, en face de Kanli, le mont Oveïs Karayne, les deux bords du fleuve sont également plats, et, généralement parlant, bien cultivés par une population assez dense. Entre Kanli et Kungrat existe un désert dont la traversée demande trois jours ; de l’autre côté du fleuve, au contraire, et surtout dans la région habitée par les Karakalpak, le pays est couvert de forêts vierges.

En rentrant à Khiva, j’y trouvai mes amis impatients de nos retards, et d’autant plus pressés de partir le lendemain que la chaleur toujours croissante leur inspirait de légitimes appréhensions pour notre voyage à Bokhara.

J’allai prendre congé de Shükrullah Bay, envers qui j’avais contracté tant d’obligations pendant mon séjour à Khiva. Cet excellent vieillard m’émut profondément par les instances dont il usa pour me dissuader de mes aventureux projets ; il me peignit, sous les plus sombres couleurs, ce « noble Bokhara » (Bokhara Sherif) où je voulais me rendre. La politique de l’émir n’était, selon lui, que méfiance et trahison, hostile non-seulement aux Anglais, mais à toute sorte d’étrangers. Il me confia même, strictement sous le sceau du secret, que, peu d’années auparavant un Osmanli, envoyé à Bokhara par Reshid Pacha comme instructeur militaire, avait été traîtreusement mis à mort quand il voulut, après deux années de résidence, retourner à Stamboul.

Ces chaleureuses objections de Shükrullah Bay qui, dans le principe, acceptait avec la confiance la plus explicite, la réalité du titre que j’avais pris, me causa une surprise extrême :

« Si cet homme, pensai-je, a conçu en me voyant plus souvent quelques doutes sur ma qualité de derviche, il a dû percer à jour mon incognito, et peut-être maintenant nourrit-il sur mon compte des idées, des soupçons tout différents. »

Ce brave homme avait, dans sa jeunesse, en 1839, rempli une mission auprès du major Todd, à Hérat ; plus tard, à diverses reprises, il avait habité Saint-Pétersbourg. Il me parlait sans cesse des Frenghi qu’il fréquentait à Constantinople, et dont il avait gardé un souvenir affectueux. Serait-ce donc que, familiarisé avec nos façons de voir et comprenant notre ardeur de recherches scientifiques, une bienveillance toute particu-

  1. Ceci doit s’entendre de la descente du fleuve, car, pour le remonter de Kungrat à Khiva, il faut environ dix-huit jours.