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de chuchotements continus comme des pépiements d’oiseaux. Bientôt je vis surgir à la droite du grand coffre et comme se levant d’entre les corps couchés alentour, l’un après l’autre, trois fantômes pareils, sans visages, et tout blancs sous la clarté de la lune. Ils s’effacèrent un peu dans l’ombre portée par les cabines comme s’ils se dissolvaient dans la brume, puis en ressortirent accusés plus nettement par la lueur rougeâtre du falot. Ils marchaient lentement et indécis. Lorsqu’ils furent arrivés plus près de moi, je vis devant eux, et à hauteur de ceinture à peine, une tête très-pâle, aux yeux éteints, à la barbe blanche, coiffée d’un turban sans apparence de corps, et qui d’abord me fit l’effet d’être coupée et portée à la main comme une lanterne par le premier fantôme. Ce qui donnait de la vérité à cette impression, c’est que cette tête tournait à droite et à gauche en ballottant, comme suspendue par le gland de sa calotte semblable à une tache rouge sinistre. Mais lorsque cette étrange patrouille parvint à l’angle des cabines, la tête me parut accompagnée d’un bras ; il s’éleva dans la direction de la petite plate-forme qui sur tous les paquebots, surplombe l’eau auprès de chaque roue, et y disparut entraînant la tête ; les trois fantômes se perdirent à leur tour en décroissant dans la même direction : alors j’eus le temps de trouver un corps à la tête ; c’était le vieux patriarche turc, petit, maigre et tellement courbé que la lumière tombant d’aplomb sur son chef branlant, n’atteignait, quand il se présentait de face, ni ses jambes ni son torse enveloppés d’un vêtement de ton neutre qui se fondait dans l’ombre : il était suivi de ses trois femmes…


XLIV

RACOVA. — NICOPOLIS. — ROUTSCHOUCK.


Grand lever et petit coucher des Turcs. — Un repos fatiguant. — Racova. — Nicopolis. — Salon et cuisine. — La fraternité sur le plat. — Contemplation ou ahurissement. — Routschouck.

Le jour vient vite en ces contrées, et la blonde aurore n’y perd pas une heure à se frotter les yeux avant de les ouvrir tout grands. À quatre heures nous marchions. Vers six heures, j’assistai au grand lever des Turcs. Ils roulèrent leurs couvertures en coussins, étalèrent leurs tapis, se coiffèrent de leurs turbans, chaussèrent leurs babouches, et, tirant de l’eau du Danube, firent leurs ablutions et de longues prières. L’homme aux deux négresses me parut fervent entre tous.

Mes trois fantômes nocturnes avaient repris possession de leur encoignure de la veille et faisaient un petit bout de toilette. Je les attendais là ; j’espérais bien voir leur visage si peu que ce fût ; mais pendant que l’une de ces dames réparait le désordre de la nuit, les deux autres, aidées du blême patriarche, tendaient devant elle une pièce d’étoffe qui la dérobait à ma curiosité. Elles se rendirent mutuellement ce service avec un soin touchant.

De leur côté, les matelots firent aussi à grande eau la toilette du navire qui dès lors reprit sa physionomie ordinaire ; puis, le petit coucher général recommença.

Les femmes s’étendirent hermétiquement empaquetées, les hommes s’accroupirent de nouveau après avoir bu dans le creux de leur main un peu d’eau tirée des tonneaux ; puis ils se mirent, sous prétexte de déjeuner, à grignoter des raisins secs, des amandes, quelques bribes de nougat ; après quoi, ils prirent le café et recommencèrent à fumer de plus belle.

Je voudrais bien décrire la pose de repos que préférèrent quelques-uns d’entre eux ; c’est chose difficile. Ils ne sont ni assis, ni couchés, ni tout à fait accroupis ; une expression très-usitée en Champagne (accouvé) serait plus exacte. En effet, une poule qui couve (ce doit être de là que vient cette expression familière) donne assez bien l’idée d’un Turc qui se repose après avoir dormi. Une comparaison plus juste encore pourrait être celle d’un écureuil posé sur les pieds de derrière, tout le corps penché en avant, tenant dans une de ses pattes de devant un morceau de biscuit et en portant de l’autre les miettes à sa bouche. Il y en avait un devant moi qui répondait parfaitement à cette image. Je n’ai pas osé le dessiner ; mais j’ai voulu l’imiter sans affectation et je me suis senti rompu de crampes au bout de trois minutes. Que ne peut l’habitude ! Ce Turc se tenait ainsi des heures entières à grignoter ses noisettes.

Tous les passagers avaient repris leurs inoccupations ordinaires ; l’officier de cavalerie seul avait changé l’objet de sa contemplation sans changer de pose. Grimpé sur le bordage du bateau et toujours les mains dans les tiges de ses bottes, il regardait couler l’eau avec le même air sérieux et hébété qu’il avait la veille en regardant la jolie et mobile Serbienne qui, dans ce moment très-attentive, écoutait avec complaisance les récits coupés d’éclats de rire d’un gros Bulgare richement vêtu. C’eût été l’occasion pour le Turc contemplatif de citer, s’il l’eût connu, le mot de Shakespeare : « perfide comme l’onde ! » La situation y prêtait doublement, car le fleuve s’élargissait de plus en plus et roulait en flots larges et épais ses eaux troublées. Rien n’égayait son aspect monotone ; nous serrions la rive bulgare, et la rive valaque est si loin que pendant longtemps elle s’amincit en une ligne de contour basse et indécise.

L’apparition de la ville de Racova me releva heureusement de la torpeur ou me plongeaient ce paysage sans vie et le tableau monotone de cette foule de gens partagés entre le sommeil et l’ennui.

Racova est agréablement située sur un long coteau verdoyant et y profile un joli minaret. En face de la ville, à l’ancre, nous apercevons pour la première fois des vaisseaux turcs, étroits, élancés, peinturlurés et relevés de l’avant et de l’arrière ; ils ont une ressemblance très-évidente avec les vaisseaux du seizième siècle.

Peu après, nous traversons le Danube, en face de la ville de Nicopolis, pour desservir la station de Turna, ville valaque à l’embouchure de l’Alula (l’Olto). Nous n’en voyons que le port. Des îles et des digues nous cachent entièrement la ville. Nous reprenons le fil de l’eau si vite que j’ai à peine le temps de prendre un croquis de Nicopolis pittoresquement entassé le long d’une belle