nous racheter ou à leur avouer que nous possédions de l’argent.
J’étais souffrant : le morceau de pain du matin et du soir, auquel on ajoutait un oignon, les jours de gala, ne pouvait me suffire. Aussi toutes les fois que je pouvais mettre la main dans l’espèce de serviette crasseuse ou l’on enveloppait le pain et que l’on cachait dans une tente voisine, j’en emportais un morceau que je mangeais à la dérobée. La viande crue ou séchée au soleil pour laquelle je témoignais un dégoût prononcé devant les Turcomans, était pour moi une sorte de friandise que je dévorais toutes les fois qu’il m’en tombait sous la main.
J’arrivai à trouver un moyen de me procurer plus de pain. De la tente j’observais les femmes qui allaient cuire leur pain au four du voisinage. Quand je jugeais venu le moment de retirer le pain, je mettais du tabac dans ma pipe et je m’avançais avec le plus de dignité possible près de ces femmes en les interpellant à la manière du pays :
« Oh Atïché ! oh bir oth varmi (ce qui signifie dans notre langue : Oh ! la bourgeoise ! oh ! y a-t-il un morceau de feu ?).
Or, chez ces nomades, toutes les fois que le pain est en évidence on croirait manquer aux usages si l’on n’en offrait pas ; ordinairement on en accepte une miette, par politesse et, comme toujours, on se passe les mains sur la barbe, en disant : Allah akber.
Inévitablement donc on m’offrait le pain. Moi aussi j’en acceptais par politesse, mais au lieu d’une miette je prenais presque la moitié d’une tourte.
Comme je venais chercher du feu très-souvent, les Turcomanes mes voisines finirent par déserter le four et allèrent cuire leur pain beaucoup plus loin ; ce qui m’obligea d’aller allumer ma pipe à une plus grande distance.
Mes vêtements printaniers en lambeaux devinrent insuffisants. Je couchais sur la terre nue, n’ayant pour couverture que quelques lambeaux de feutre.
L’état de misère ou je me trouvais n’était plus supportable. Je fis comprendre aux Turcomans que puisqu’ils ne me nourrissaient pas et qu’ils ne me donnaient pas de quoi me vêtir, ils devaient au moins m’aider à chercher les moyens d’améliorer ma condition en me conduisant chez le général de l’artillerie persane Abdoul-Ali-Khan, toujours retenu captif par suite de sa blessure.
Il était presque guéri et confortablement installé, car tous ceux dont la position était connue continuaient à être considérés par les Turcomans comme des objets de valeur qu’il fallait entretenir avec soin, relativement bien entendu.
Abdoul-Ali-Khan me fit un bon accueil et m’offrit de partager son repas qui, bien que très-frugal, me parut un vrai festin.
Je le priai de me prêter un peu d’argent que je lui ferais rembourser à Méched.
Quelques jours après j’étais équipé de façon à pouvoir braver l’hiver. J’avais une paire de bottes fourrée, doublée d’une botte en feutre que je ne quittai plus ; mes douleurs étaient telles que je ne pouvais pas plier les jambes. De plus, j’étais pourvu de deux caleçons et de deux chemises, d’une grande robe, d’un pardessus en peau de mouton, et d’un bonnet ou talbak également en peau de mouton. Je pouvais donc me passer de couverture et de matelas, et je n’avais plus à redouter autant l’humidité de la terre, ni la pluie, ni la neige qui passait à travers les trous de la tente et dont j’étais quelquefois couvert le matin. J’eus soin de me raser la tête comme tous les habitants, à cause de la malpropreté du pays, et je pris la précaution de faire bouillir ou plutôt cuire ma chemise et mon pantalon, dont la toile était d’un coton très-grossier, afin d’avoir un costume presque propre et moins habité. Les Turcomans trouvaient ce procédé incroyable sans cependant s’y opposer, et ils riaient fort de cette manière de laver le linge, qu’ils traitaient de folie ou d’excentricité d’Européen, car lorsqu’ils ont par trop de vermine ils se contentent de secouer leur chemise et leur pantalon au-dessus du feu ou dans le four.
Je vécus de la sorte jusqu’au milieu du printemps, sans qu’il survînt aucun changement dans ma position.
Je n’eus donc que trop le loisir d’étudier les mœurs et les coutumes des Turcomans.
Le Turcoman est de race mogole selon les uns, ou indo-tartare selon les autres. C’est une chose assez difficile à préciser, car, bien que toutes ces tribus turcomanes aient le même type, encore existe-t-il entre les individus qui les composent des différences remarquables soit dans la forme de la tête, soit dans les traits. Ainsi ces nomades ne ressemblent pas aux Boukhariens ; de même qu’il existe une différence notable entre ces derniers et les Khivaiens.
Le type que j’ai été le plus à même de connaître et auquel on ne peut se méprendre, se résume comme il suit.
La taille du Turcoman dépasse généralement ce que nous appelons la moyenne. Il est assez bien proportionné. Sans avoir les muscles très-développés, il a de la force et jouit généralement d’une robuste constitution, qui lui permet de supporter beaucoup de privations et de fatigues. Il a la peau blanche. Sa physionomie est ronde, les pommettes sont saillantes, le front est large, la boîte osseuse, développée, forme à son sommet comme une crête. Son œil, bridé, fendu en amande et pour ainsi dire sans paupières, est petit, vif et intelligent ; le nez est généralement petit et retroussé, le bas de la figure un peu voyant, les lèvres sont assez grosses. Sur tout cela, ajoutez un peu de moustache et une barbe clair-semée au menton ainsi qu’aux joues. Les oreilles sont très-développées et détachées de la tête ; l’habitude d’enfoncer leur coiffure sous les oreilles augmente encore cette