laisser-aller charmant, en dépit des procès-verbaux que dressent les gendarmes-cabris, agents de la police coloniale, dont le sobriquet indique la principale occupation.
La propreté des rues est exclusivement entretenue par des bandes de gros corbeaux, nommés urubus, sorte de vautours noirs d’un aspect répugnant. Ce sont les récureurs patentés qui nettoient la voie publique des immondices de toute espèce qu’on y jette. Omnivores et peu délicats dans le choix de leurs aliments, ces immondes volatiles respectent tout ce qui est animé, tout ce qui est vivant, mais s’attaquent à tout ce qui est mort. Leur odeur est fétide, leur démarche lourde, leurs allures inquiètes. Quand ils sont repus de leurs abjectes réfections, ils se perchent sur le toit des maisons. Là, ils supportent philosophiquement le soleil et les pluies du ciel. Quand revient le beau temps, ils ouvrent leurs ailes mouillées, comme un navire qui met ses voiles au sec et tournent au vent comme de vraies girouettes.
Leur existence est sauvegardée pour cause d’utilité publique, la protection municipale les couvre de son égide sacrée, ce sont des fonctionnaires inviolables ; défense d’y toucher sous peine de grosse amende. Du reste quoique doués des mêmes goûts que certains quadrupèdes que je ne nommerai pas, ils en diffèrent essentiellement en ce qu’ils ne valent quelque chose que pendant leur vie, tandis que les autres ne sont bons qu’après leur mort.
D’après les nègres, la reproduction de cet oiseau est surnaturelle. On dit qu’on n’a jamais trouvé de nids, ni d’œufs, ni de petits de corbeaux urubus ; ce sont des êtres mystérieux qui viennent on ne sait d’où et disparaissent comme ils sont venus. Quand ils sont bien vieux, bien vieux, quand leurs plumes noires ont des reflets grisâtres, ils cherchent un lieu isolé, bien écarté, bien désert et s’y installent pour mourir. Mais la mort n’est chez eux qu’une transformation, car du corps de ce vieillard naît un autre urubu, adulte, vigoureux, en tout semblable à son père rajeuni. C’est le phénix qui renaît de ses cendres. Les siècles se succèdent déplaçant l’ignorance sans la supprimer.
La façade de l’hôtel du gouverneur est des plus gracieuses. Elle s’abrite derrière un parterre où la flore guyanaise étale ses plus jolis échantillons. Vis-à-vis s’élève la caserne d’artillerie, devant laquelle s’étend une allée de manguiers au feuillage touffu, plus loin c’est la place des Palmistes.
Rien de plus original que ces alignements de palmistes dont les tiges droites, régulières, faites au tour, semblent des colonnes antiques. À la même hauteur du tronc de ces géants du règne végétal, se développent leurs panaches de feuilles qui simulent les chapiteaux d’un temple colossal.
La chute de ces feuilles n’est pas indifférente et le jeune malade qui se promène à pas lents dans ces allées exotiques doit éviter soigneusement la feuille qui tombe au lieu de lui adresser les vers élégiaques de Millevoye. Car s’il ne meurt pas de la poitrine, comme le chant plaintif du poëte le fait tristement présumer, il pourrait être prosaïquement écrasé par une feuille qui représente cinquante kilogrammes de verdure.
On dirait vraiment que la divine Providence a été imprévoyante ici. Si elle agit sagement en Europe, mettant la citrouille sur le sol et le gland sur le chêne, elle se livre sous le ciel américain aux écarts de la fantaisie. Ici, le gland du cocotier, le fruit du calebassier, du manguier et de l’abricotier sont des façons de boulets de gros calibre que le vent balance sur vos têtes, suspendus par un fil comme l’épée de Damoclès.
Un autre inconvénient vous menace sur cette place des Palmistes : le même que celui qui causa au vieux Tobie l’ophthalmie que put seul guérir le fiel du poisson pêché dans l’Euphrate. Encore cet accident était-il le fait d’un tout petit oiseau, d’une mignonne hirondelle. Mais, sur cette terre américaine, tout acquiert de larges proportions, et le feuillage des palmistes sert de dortoir et de belvédère à MM. les corbeaux urubus, qui sont fort irrespectueux pour les promeneurs.
Donc il y a une fort belle promenade à Cayenne, mais il faut se garder d’y passer.
La ville est très-étendue par rapport à sa population. Les maisons sont souvent fort espacées, et les intervalles sont remplis par des jardinets assez mal entretenus pour la plupart et qu’on a grand peine à défendre contre l’envahissaient d’une végétation improductive et nuisible qui étouffe les arbres fruitiers et les plantes potagères.
Aux recensements de 1862, la population de la Guyane française présentait un effectif de 25 395 personnes, sans y comprendre les transportés. En voici le détail :
Habitants | 19 559 |
Indiens aborigènes (chiffre approximatif) | 1 500 |
Réfugiés brésiliens | 270 |
Militaires et employés européens | 1 245 |
Immigrants africains | 1 214 |
Coolies indiens | 95 |
Chinois | 95 |
Transportés (hors pénitenciers) | 365 |
Total | 25 395 |
Sur cet effectif, l’île de la Guyane entre pour environ la moitié, et la ville pour le tiers.
En faisant des études comparatives entre les divers recensements, on est amené à une triste conclusion : c’est que le chiffre de la population tend plutôt à baisser qu’à augmenter.
En effet ; l’année 1790 donne un effectif de 14 520 personnes. L’année 1820, 15 890. L’année 1830, 22 666. L’année 1802 n’en a que 19 559.
Il y a donc, entre 1830 et 1862, une diminution de 3 107 dans le chiffre de la population.
La production et les cultures ont marché dans la même progression décroissante. Il est triste d’avouer l’état actuel de l’agriculture. Sur une étendue de pays de plus de 16 000 lieues carrées, la statistique de 1861 ne représente que 5 213 hectares cultivés, parmi lesquels 2 822 hectares sont employés à la culture des