Et d’abord, mentionnons les trois Îles du Salut, dont j’ai déjà parlé, les Îles du Salut qui sont le lieu d’arrivée des convois, et servent en même temps de dépôt principal, d’où les transportés sont, suivant leurs aptitudes, dirigés vers les autres points de la colonie. L’Île du Diable, réservée aux déportés politiques, est actuellement sans emploi. Les trois îles sont réunies sous l’autorité d’un capitaine d’infanterie de marine, qui a également sous sa direction le pénitencier établi dans la rivière de Kourou, dont les hommes sont employés à des essais agricoles. Quelques transportés sont également détachés pour la surveillance des ménageries[1] de Passoura, d’Iracoubo et d’Organabo.
À Cayenne sont établis trois pénitenciers flottants, la Chimère, le Grondeur et la Proserpine, vieux navires de guerre, hors de service, dont le personnel est employé aux corvées du port et de la rade, au chargement et au déchargement des navires frêtés pour l’État, au nettoyage et à l’entretien des rues et des routes, aux ateliers du génie et des ponts et chaussées. Tous les condamnés vont à l’ouvrage à terre chaque matin, reviennent dîner à bord à midi, retournent au travail après ce repas, et reviennent coucher à bord de leurs pontons respectifs.
L’Îlet la Mère sert de résidence aux vieillards, aux infirmes et aux convalescents de toute catégorie.
Montjoly et Bourda, dans l’île de Cayenne, sont les deux habitations spéciales et les deux champs de travail des libérés.
La Montagne d’Argent est le séjour consacré aux repris de justice. On les y emploie à la culture du café et à celle du tabac.
Saint-Georges, dans l’Oyapock, possède une usine à tafia, une scierie mécanique, des champs de cannes à sucre et quelques cotonniers ; mais l’insalubrité avérée de cette résidence est telle, qu’on a reconnu en principe la nécessité de l’évacuer complétement. On a déjà dû en rappeler tous les transportés de la race blanche.
Mentionnons enfin, pour mémoire, le pénitencier de Sainte-Marie, dans la rivière de la Comté, établissement fondé en 1854 et abandonné en 1859. Il est resté là quelques hommes chargés de garder les bâtiments et le matériel.
À part Saint-Georges et Montjoly, confiés à des administrateurs civil, tous les pénitenciers sont commandés par des officiers d’infanterie de marine. Tous sont soumis au même régime, régime essentiellement militaire, et dépendent d’un directeur général des pénitenciers, qui n’est lui-même que le fondé de pouvoir du gouverneur, chef supérieur de la transportation qui assume la responsabilité des ordres qui sont toujours supposés donnés en son nom et à titre de délégation permanente.
On comprend que pour relier ces établissements entre eux et avec le chef-lieu, pour les approvisionner et pour satisfaire à toutes les exigences de ce service, la marine coloniale doit déployer une immense activité ; sur cette côte surtout que des ras de marée fréquents rendent très-mauvaise pendant l’hiver, et qui, de Saint-Georges de l’Oyapock, jusqu’à Saint-Laurent du Maroni, offre un développement de plus de quatre-vingts lieues.
Six bâtiments à vapeur et six goëlettes à voiles suffisent à peine à ce mouvement constant. Il est huit heures du matin, l’Alecton chauffe. Depuis deux jours, des corvées de transportés chargent les chalans à terre et viennent en vider le contenu à bord. Ce sont des vivres et du matériel pour les Îles du Salut, et pour le Maroni : vin, légumes secs, farine, chaux, outils, objets confectionnés, matières premières. Dès le matin on a embarqué cinquante bœufs, la plupart destinés à la boucherie, quelques-uns devant servir de bêtes de trait.
En ce moment, les passagers arrivent, par babord, par tribord, à droite, à gauche, par devant, par derrière. Le pont offre un fouillis étrange où domine ce beau désordre qui est un effet de l’art. Des malles, des paquets, des pagaras, des caisses, des paniers, des meubles, chaises, fauteuils, lits, tables, armoires, matelas, volailles, moutons, chiens, chats, perroquets, femmes, enfants, bagage de toute catégorie, embarras de toute provenance.
Ce sont des soldats qui vont relever les garnisons partielles, des gendarmes et des surveillants changeant de résidence, voyageant avec famille et mobilier, portant tout avec eux comme le philosophe Bias ; mais dont la fortune se présente sous un plus grand volume. Puis vient tout le service de santé, pharmaciens et médecins, et des officiers de toute arme, et des agents de tout grade. Des religieuses de Saint-Paul de Cluny, de Saint-Joseph de Chartres, des Révérends Pères de la Société de Jésus, accompagnés de l’indispensable frère servant, des cantinières revenant du chef-lieu avec des provisions solides et liquides ; tout cela se complète par une soixantaine de transportés dirigés d’un point sur un autre, et par quelques passagers civils, noirs ou blancs.
L’officier en second et l’officier de quart, chargés de faire arrimer colis, bêtes et gens, de veiller à l’emménagement des uns et d’écouter les réclamations des autres, tiraillés en tous sens, ne savent parfois où donner de la tête. Si Jupiter et son fidèle Mercure voyageaient encore sur la terre, afin de s’édifier sur la façon dont on pratique l’hospitalité chez les simples mortels, je ne leur conseillerais pas d’aller chercher cette vertu à bord des navires de guerre condamnés aux passagers. Pour ne pas recevoir un accueil un peu brusque, ils feraient bien de renoncer à leur séduisant incognito, et d’exhiber préalablement leur feuille de route de dieux de première classe.
Comme prix du passage, on pourrait profiter de l’occasion pour demander au maître du ciel de laisser à bord ce qu’on ne trouva pas au fond de la boîte de Pandore : la patience. Ces charmants compagnons, ces amis de la veille, avec lesquels on a de si bonnes relations à terre, dès qu’ils mettent le pied à bord, investis du titre officiel de passagers, deviennent un épouvantail. Alors l’officier de marine se compose un visage de circonstance, ce qu’on nomme la figure à vent debout, il
- ↑ On appelle hattes ou ménageries les établissements consacrés à l’élève des bestiaux.