bouchers. Quant aux bœufs que ces molosses devaient garder, quant aux savanes dont ces bœufs devaient paître l’herbe verdoyante, tout cela resta à l’état de projet.
Des jaguars ont été assez osés pour pénétrer jusque dans le cœur de la ville de Cayenne, et l’un d’eux s’est fait tuer dans un poulailler qu’il dévalisait. Ce fut le soldat en faction à la porte de la prison qui exécuta le voleur. Le fait est historique et enregistré dans les archives du corps de garde. Le sergent le mentionna au rapport avec cette noble simplicité qui distingue ces morceaux de littérature militaire : Rien de nouveau pendant la nuit : le fusilier Pacot a tué un tigre qui mangeait une poule. Cartouches consommées : une.
Il fallait bien justifier les munitions employées et prouver que le fusilier Pacot ne jetait pas sa poudre aux moineaux.
Sans atteindre la taille des tigres de l’Inde, sans avoir la férocité de la panthère d’Afrique, le jaguar n’est pas un adversaire à mépriser quand il veut combattre ; mais il se décide rarement à ce parti extrême. Il prend volontiers la fuite et se laisse souvent mener comme un lièvre par des roquets qui lui aboient aux talons. Quelquefois aussi la bête de même fait brusquement tête aux chiens et alors : gare dessous, comme disent les marins.
Le jaguar craint l’homme et ne l’attaque qu’à son corps défendant. Il faut pour cela qu’il soit blessé, furieux ou affamé. Or, les bois sont tellement giboyeux que cette dernière condition se présente rarement. Le garde-manger de la bête est ordinairement bien garni et elle peut faire ses quatre repas.
Il arrive cependant quelquefois que le carnassier, par occasion, a goûté de la chair humaine. C’est un grand malheur ; car il lui trouve, à ce qu’il paraît, une saveur si délicate, que désormais son estomac méprise tout autre gibier à plume ou poil. Il est alors indispensable de débarrasser le pays d’un semblable gourmet qui considère l’homme comme une friandise de haut goût.
Les Américains du Sud appellent ce jaguar cébado. Le fameux Facundo Quiroga, surnommé lui-même le tigre des pampas, qui fut gouverneur de province et faillit devenir président de la république Argentine, Quiroga raconte comme principal épisode de sa vie aventureuse, deux heures passées à la cime d’un caroubier balancé par le vent, avec la perspective d’un cébado qui l’attendait gueule béante, accroupi au pied de l’arbre.
« C’est le seul moment de ma vie où je me souvienne d’avoir eu peur, » disait le terrible gaucho à ses officiers.
Beaucoup de gens et des plus braves auraient éprouvé la même sensation.
Disons bien vite, afin de rassurer les Européens qui voudraient se livrer aux plaisirs de la chasse dans les bois et dans les savanes de la Guyane, que le tigre cébado est une rareté dans l’espèce, et qu’en tout cas on peut se soustraire à ce péril en chassant de compagnie avec un nègre.
En effet, il est prouvé qu’entre deux hommes de couleur différente, dès qu’il s’agit de manger quelqu’un, la bête féroce choisit toujours le nègre. Est-elle plus habituée à le voir et partant plus familière avec lui ? La chair du nègre qui dégage des senteurs toutes spéciales est-elle également douée d’éléments plus savoureux ? C’est une question culinaire que les tigres n’ont pas révélée aux physiologistes.
J’ai toujours aimé les bêtes ; c’est une affection que j’avoue avec ingénuité. J’aime, surtout à bord, à m’entourer d’une ménagerie de choix. C’est la source de bien des distractions innocentes. Le navire est souvent une sorte de prison, et l’on sait ce que l’étude d’une fleur, l’amitié d’un rat ou d’une araignée peuvent apporter de bonheur à un prisonnier isolé des autres joies du monde.
Le plus important des pensionnaires auxquels j’avais accordé la table et le logement à bord de l’Alecton, était un jeune jaguar originaire de la Guyane hollandaise. Il venait à peine d’être sevré quand j’en fis l’acquisition, mais il paraît qu’il avait sucé le lait et les principes d’une mère bien farouche. Oncques ne vit caractère plus révêche. Mes mains portent écrite en longues estafilades l’histoire de nos premiers rapports. Je fis vainement des bassesses pour modifier l’amertume de nos relations. Ni mes attentions, ni mes caresses, ni mes cadeaux, rien n’y fit. Le chemin de son cœur était obstrué de broussailles ; on n’y arrivait même pas en passant par l’estomac. Mon tigre ou plutôt ma tigresse, car ce chat était une chatte, représentait la vivante image de l’ingratitude.
On dit qu’on assouplit le naturel féroce des carnassiens en les nourrissant exclusivement de viande cuite, de soupe et de pain. Je cherchai à imposer cet ordinaire à Mégère, c’est le nom que reçut ma tigresse sur les fonts du baptême ; mais Mégère professait le plus souverain mépris pour cette pitance d’anachorète ; elle serait morte de faim devant ces repas de carême. Il lui fallait de la chair saignante ; elle aimait à plonger son mufle dans du sang tiède encore, à se repaître d’une agonie, à déchirer de ses griffes des membres palpitants.
En face de la rivière l’Approuague, se trouve un rocher isolé bien connu des navigateurs, auxquels il sert de point de reconnaissance pour l’atterrissage de Cayenne. Ce roc, élevé d’une centaine de mètres, escarpé, dénudé, n’est fréquenté que par les oiseaux de mer qui y font leurs nids. On le nomme le Grand-Connétable.
Le Grand-Connétable aurait acquis de grandes proportions et serait devenu une riche mine de guano, sans les pluies diluviennes de la Guyane qui entraînent à la mer les parties principales de ce précieux engrais. Celui que quelques crevasses ont maintenu dans les fissures du rocher a perdu sous cet incessant dissolvant ses qualités premières. Il n’en est guère resté qu’une sorte de nuance blanchâtre qu’a revêtue la pierre.
Une des distractions des navires qui passent près du Connétable est de lui envoyer un coup de canon chargé à mitraille. Cette décharge, qui fait plus de bruit que de mal, a pour résultat de faire envoler des myriades d’oiseaux de mer, qui obscurcissent l’air et assourdissent de leurs cris.
Ces oiseaux sont si nombreux que beaucoup de capi-