Page:Le Tour du monde - 14.djvu/115

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sambos et avaient les cheveux crépus, pourquoi ne s’occuperait-on pas de mes Yahuas qui sont des Indiens purs de tout mélange !

Cet argument que je me gardai bien de rétorquer, me procura l’avantage de voir défiler sous mes yeux les plus beaux types des deux sexes de la mission. Dans le troupeau vénal de modèles classiques qui hantent l’atelier des peintres, et sont tour à tour, demi-dieux, héros, belluaires, à cinq francs la séance, je n’ai rien vu qui pût entrer en parallèle avec ces élégants Yahuas.

Les Yahuas des deux sexes se tondent de très-près, mode bizarre qui met en relief l’ampleur de leur front et donne à leur tête, ronde comme un coco, un cachet de naïveté remarquable. Le teint de ces indigènes est d’une nuance plus claire que celui de tous les Indiens que nous avons pu voir. Leurs traits chiffonnés et gracieux, ont de l’analogie avec ceux des sphinx du beau temps de la sculpture égyptienne. Chez les femmes et surtout chez les jeunes filles, la bouche relevée à ses coins par une smorfia mélangée de fine malice, a cette expression souriante, railleuse et presque inquiétante, qui caractérise le masque de la Joconde.

Si l’encre de Genipahua dont la plupart des nations américaines se servent pour leurs peinturlures, est dédaignée par les Yahuas, on peut dire de l’achiote ou rocou, qu’il fait le fond de leur toilette. Les deux sexes s’en frottent littéralement de la tête aux pieds. L’emploi de cette drogue qui donnerait à des Indiens vulgaires l’apparence de gigantesques homards cuits, prête à la physionomie des Yahuas une originalité singulière. Ce fard éblouissant fait petiller la prunelle des femmes ; leurs dents blanches et la blancheur nacrée de leur sclérotique, se détachant de ce fond rouge, font l’effet des perles de la rosée sur un large coquelicot.

Mission de San José.

Tout autre que moi, satisfait de sa visite aux Yahuas chrétiens de la mission de San José, eût fait ses adieux au révérend Rosas, repris le chemin de Pevas et continué sa descente de l’Amazone, mais le missionnaire, m’avait parlé de la mission de Santa Maria qu’il avait abandonnée l’année précédente et dans laquelle vivaient pêle-mêle des Yahuas relaps et de francs idolâtres ; en outre, je soupçonnais pour l’avoir vue en songe ou sur quelque carte oubliée, l’existence d’une rivière venue de l’intérieur et communiquant avec ce grand affluent de l’Amazone que les Péruviens appellent Putumayo (rivière de la Conque) et les Brésiliens, Iça (un nom de singe[1].) Comment résister à la tentation de voir toutes ces choses ! une vague inquiétude s’empara de moi ; en d’autres temps j’eusse maigri ; mais à cette heure la chose n’était plus possible. Ma peau parcheminée adhérait à mes os.


Le P. Rosas que je tentai d’intéresser à mon projet de voyage, fit la sourde oreille et changea de conversation. Trois fois je revins à la charge, mais sans plus de succès. L’offre de son portrait décida le missionnaire à faire droit à ma supplique. Ce portrait à l’aquarelle était à peine ébauché, que le révérend, ébloui par la tournure qu’il prenait, parlait déjà de m’accompagner dans cette excursion, craignant, disait-il, que je ne fisse des folies.

À trois jours de là, le susdit portrait, léché, pointillé et religieusement entouré de têtes de Yahuas cravatés d’ailes figurant les âmes d’idolâtres que le révérend avait conquises à la vraie foi, ce portrait était piqué avec quatre épingles au-dessus de la barbacoa où reposait mon hôte, et notre départ de San José était fixé au lendemain. Les divers échantillons de l’industrie Yahua, hamac, ceinture, bracelets et couronne que j’avais commandés aux deux sexes de la Mission,

  1. En passant devant cette rivière, nous entrerons dans quelques détails sur les noms que lui ont donnés les Espagnols et les Brésiliens.