Page:Le Tour du monde - 14.djvu/117

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connaissance, reparurent aussi larges et aussi nombreux que dans le trajet de Pevas à San José ; aucun d’eux n’avait de passerelle ou de tronc d’arbre qui facilitât le transit d’une rive à l’autre et nous allions être obligés de les passer à gué, si le P. Rosas qui tenait à ne pas mouiller sa soutane, ne se fût avisé d’emprunter le dos d’un Indien pour faire cette traversée. L’idée du révérend me parut ingénieuse et je l’adoptai par égard pour mes pantalons.

Ces eaux encaissées entre deux talus d’ocre jaune ou rouge, et qu’un rayon de soleil n’effleurait jamais, étaient d’une fraîcheur glaciale ; le clair-obscur des bois éteignait leur miroitement et leur prêtait une si grande transparence, que les feuilles et les branchages penchés au-dessus d’elles, étaient reproduits comme par une glace avec tous leurs détails de forme et de couleur.

Vers midi, nous nous arrêtâmes pour déjeuner ; les vivres furent tirés des paniers, nous nous assîmes sur la mousse et, après un court benedicite, chacun s’escrima des mâchoires. Nos éclaireurs étaient allés à la recherche d’un dessert. Comme le repas tirait à sa fin, ils reparurent portant dans des cornets de feuilles un assortiment de fruits qu’un botaniste et un gourmand eussent admirés. C’étaient des prunes molles et sucrées fournies par le Paulinia sorbilis, des monbins couleur d’or, des grappes d’ubillas, semblables à des raisins, des anonées et les drupes de plusieurs sortes de palmiers. Nous goûtâmes à tout, et, convenablement lestés, nous nous remîmes en route.

Chambre à coucher de la Mission de San José.

La nuit nous surprit au milieu des bois. Le P. Rosas se sentant un peu las, parla de s’arrêter et d’attendre en faisant un somme le lever de la lune. Par son ordre une banne fut déployée sur nos têtes et attachée aux arbres par les quatre coins, afin de nous abriter contre la rosée qui tombait déjà goutte à goutte. Étendus fraternellement côte à côte et nos plantes tournées vers un large brasier destiné à éloigner les animaux féroces, nous ne tardâmes pas à nous endormir, bercés par le pianto harmonieux de la nature et la rumeur inexplicable de ces êtres mystérieux pour qui le crépuscule est une aurore.

Je rêvais de Yahuas, de marbres et de statues, quand le missionnaire me réveilla. La lune tamisait sa clarté verdâtre à travers le dôme de la forêt. Une rosée abondante baignait les feuilles qui, sous cette froide aspersion, s’agitaient, se crispaient, se redressaient sur leurs pétioles, avec des soubresauts étranges. En un clin d’œil nous fûmes sur pied ; nos gens détachèrent la banne et la tordirent pour en exprimer l’eau ; puis les fardeaux bouclés et replacés sur les épaules des porteurs, nous nous remîmes en marche, chacun em-