Page:Le Tour du monde - 14.djvu/151

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des cordes qui se rompent, les lianes et les sarmenteuses qui les consolidaient. Les vieux arbres tentèrent de résister à la tourmente ; mais, après une courte lutte qui déchaussa leurs racines et les mit à nu, ils tombèrent et le courant les entraîna. Cette œuvre de destruction prit à peine à la houle une demi-heure, après quoi il ne resta plus de l’infortunée Jahuma que l’astérisque à l’encre rouge que nous fîmes sur notre carte à l’endroit qu’elle avait occupé.

Le vent et la pluie, qui ne cessèrent qu’au coucher du soleil, nous empêchèrent de reprendre le large. Forcés de bivouaquer sur l’île de la Ronde, nous allumâmes un grand feu, nous soupâmes de bon appétit et nous nous couchâmes.

Disparition de l’île Jahuma.

À l’île hospitalière qui nous donnait asile, se rattachent des souvenirs diplomatiques et guerriers qu’on nous permettra d’évoquer pour l’édification des races futures. Cette île que les riverains appellent en langue tupi Yahuaraté-isla — île du Chien — fut au XVIIIe siècle le siége d’une conférence entre des députés du Portugal et de l’Espagne, chargés de fixer les limites du Brésil et du Pérou, au sujet desquelles les deux royaumes ne pouvaient parvenir à se mettre d’accord. Il est vrai que leurs prétentions mutuelles étaient difficiles à concilier. Le Portugal voulait étendre le Brésil jusqu’aux sources de la rivière Napo ; l’Espagne, reculer le Pérou jusqu’au lac d’Ega. C’est pour résoudre ce problème géographique que les plénipotentiaires des deux États s’étaient réunis en congrès sur l’île de la Ronde ; mais, après avoir discuté, argumenté, répliqué et s’être réciproquement prouvé que les réclamations de leurs augustes maîtres étaient justes et bien fondées, comme ils ne voyaient pas d’issue à leurs raisonnements, les droits de chacun d’eux étant imprescriptibles et leurs syllogismes d’égale force, ils déclarèrent la séance levée et se quittèrent sans conclure. La question des limites péruviano-brésiliennes fut à l’ordre du jour pendant près d’un siècle[1].

  1. Dès 1638-40, Portugal-Brésil avait pris l’initiative à cet égard en plaçant des poteaux indicateurs sur les limites qu’il assignait à ses domaines. Mais Espagne-Pérou se prétendant lésé dans la répartition topographique faite par son voisin, avait jeté bas ces poteaux et les avait brûlés pour sa cuisine. Ce fait de poteaux plantés par un des États et abattus par l’autre, se renouvela plusieurs fois. Disons ici, pour faire comprendre l’obstination des Espagnols à ce jeu singulier, que chaque commotion politique en Europe, déclaration de guerre, prise d’armes ou traité de paix, avait pour résultat en Amérique de placer et de déplacer, comme les pièces d’un jeu d’échecs, les poteaux de démarcation du Brésil et d’ajouter dans les parties du nord, du sud et de l’ouest, quelque chose à son territoire.

    Le peu d’espace dont nous disposons nous interdit tous développements sur la matière ; mais le lecteur désireux de l’approfondir trouvera dans les histoires de Portugal-Brésil et d’Espagne--