Page:Le Tour du monde - 14.djvu/18

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

turelle de leurs dents par une couche de carmin sur les lèvres, se mettent du rouge sur les joues, enlacent dans leur épaisse chevelure noire des bandes de crêpe écarlate, et portent une large ceinture aux brillantes couleurs. Quant aux enfants, leur costume se compose de robes et de ceintures bariolées ; ils ne portent jamais de coiffure, et même ils ont la tête rasée, sauf que, selon l’âge et le sexe, on leur laisse quelques mèches plus ou moins longues et de coupe plus ou moins variée, les unes flottantes, d’autres nouées ensemble et relevées en chignon.

Après les salutations et les révérences d’usage, les orateurs de la députation, car il y en avait toujours deux ou trois qui parlaient à la fois, me dirent en japonais une quantité de belles choses, auxquelles, de mon côté, je répondis en français, tout en faisant signe à la compagnie d’entrer au salon. Assurément j’avais été compris ; j’entendais, à n’en pas douter, des expressions de remercîment qui m’étaient bien connues, et cependant, au lieu de monter l’escalier, l’on paraissait me demander je ne sais quelle explication. Enfin la gracieuse société a deviné mon embarras ; joignant le geste au langage parlé : — devons-nous nous déchausser au jardin, ou suffit-il que nous le fassions sur la vérandah ? —Telle fut évidemment la traduction mimique de la question préalable. Je me prononçai pour la dernière alternative, et aussitôt les invitées avec leur suite franchirent l’escalier, ôtèrent et alignèrent leurs socques sur le plancher de la vérandah, et foulèrent joyeusement les tapis du salon, les enfants à pieds nus, les grandes personnes en chaussettes de toile de coton divisées en deux compartiments inégaux, le plus petit pour l’orteil et l’autre pour le reste du pied.

Fac-simile d’un dessin japonais.

La première impression fut celle d’une admiration naïve, suivie immédiatement d’une hilarité générale, car les hautes glaces des trumeaux descendant jusqu’au parquet, reproduisaient et répercutaient de la tête aux pieds, et par derrière aussi bien que par devant, l’image de nos visiteuses. Tandis que les plus jeunes ne se lassaient pas de contempler ce spectacle tout nouveau et fort attrayant pour elles, les mamans me demandèrent ce que signifiaient les tableaux suspendus contre la tapisserie. Je leur expliquai qu’ils représentaient le taïkoun de la Hollande et sa femme, ainsi que plusieurs grands daïmios ou princes de la famille régnante. Elles s’inclinèrent avec respect, mais l’une d’elles, dont la curiosité n’était pas satisfaite, exprima timidement la supposition que l’on avait aussi exhibé dans cette royale société le portrait du bêto de Sa Majesté néerlandaise. J’eus garde de la désabuser, car elle n’aurait pu comprendre qu’il fût de style noble de représenter un prince debout à côté de son cheval de selle et le tenant lui-même par la bride. D’autres ayant examiné attentivement le velours des fauteuils et des sofas, vinrent me faire part d’une contestation qui s’était élevée entre elles, touchant l’usage de ces meubles : elles s’accordaient à reconnaître que les fauteuils sont faits pour que l’on s’y assèye, mais les sofas ? Ne doit-on pas plutôt s’y installer accroupi et les jambes croisées, surtout lorsque l’on mange à la table qui est en face ? Elles paraissaient plaindre cordialement les messieurs et les dames de l’Occident, qui s’assujettissent à user de ce meuble si peu commodément, de façon à avoir les jambes pendantes jusqu’à terre.

Ma chambre étant à côté du salon et toute grande ouverte, ne tarda pas à être envahie. Je ne décrirai pas tous les sujets d’étonnement qui s’offrirent aux regards de la troupe curieuse. Pour être nées Japonaises il paraît que l’on n’en est pas moins filles d’Ève : le fruit défendu qui les tentait le plus, c’était un assortiment de boutons d’uniforme portant la croix fédérale suisse, selon l’ordonnance militaire de mon pays. Il fallut bien leur en abandonner quelques-uns, tout en renonçant à deviner l’emploi qu’elles se proposaient d’en