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repos tout alentour, jusqu’à ce qu’il ait découvert l’endroit où elle rentre dans la forêt : il se remet à la suivre jusqu’à ce qu’elle le conduise à l’une des trappes de bois. Là, il évite la porte, s’ouvre promptement une entrée par derrière et se saisit impunément de l’amorce. La trappe contient-elle une proie, le wolverène l’attire à lui ; puis, avec une malveillance toute gratuite, il la frappe et la cache à quelque distance dans les buissons ou au sommet d’un haut sapin. Parfois il la dévore ; mais c’est que la faim le presse. Il détruit ainsi toute une série de trappes. Quand une fois un wolverène s’est établi sur la piste d’un trappeur, celui-ci n’a plus d’autres chances de succès que de changer son terrain de chasse et de se mettre à bâtir une nouvelle série de trappes. Il peut alors réussir à se procurer plusieurs fourrures avant que son adroit adversaire ait trouvé son nouvel établissement.

Jusque vers la fin de décembre, nous accompagnions continuellement la Ronde dans ses expéditions de trappeur. Nous apprenions ainsi a reconnaître les pistes que les animaux laissaient dans la forêt, à nous mettre au courant de la plupart de leurs habitudes caractéristiques. Cheadle surtout s’était passionné pour cette branche de l’art du chasseur, et il s’y adonnait avec tant de zèle et de succès qu’il fut bientôt en état de faire et de dresser une trappe avec une vitesse et une habileté qui égalaient presque celle de son savant précepteur la Ronde.

Le Wolverène. — Dessin de Mesnel.

Ce genre de vie, en dépit des fatigues et des mécomptes auxquels il expose, a des charmes étranges. Il faut marcher longtemps et laborieusement, avec un lourd paquet sur le dos, gêné par des vêtements épais, à travers la neige et les bois qu’encombrent les broussailles et les grands arbres couchés à terre ; donc la fatigue est grande. Elle n’est modifiée que lorsqu’on se met à faire les trappes ou à établir le bivac pour le repos de la nuit. Ordinairement, les provisions viennent à manquer, et le trappeur doit se nourrir en grande partie de la viande des animaux qu’il a tués pour se procurer leur fourrure.

Mais la forêt est si belle ! Ces pins, dont plusieurs s’élancent jusqu’à deux cents pieds de haut ; cette neige qui les couvre de ses festons et de ses guirlandes ; ce profond silence qu’interrompent rarement les cris de l’écureuil ou l’explosion des arbres que le froid fait claquer, vous laissent un sentiment de curiosité inassouvie mêlée d’admiration. Le grand calme, la solitude absolue et la marche continuelle à travers des bois sans fin, où l’on ne rencontre pas une trace humaine, où l’on voit rarement une créature vivante, laissent d’abord dans l’esprit une impression étrange. Le métis trappeur aime à errer seul dans la forêt ; mais Cheadle n’y résista que deux jours ; il fut oppressé par ce silence et cet isolement qui lui parurent vraiment intolérables.

La nuit, étendu sur une couche élastique et embaumée de branches de sapin, ayant à ses pieds un feu brillant qui dévore un entassement de grands arbres, et d’où s’élève une énorme colonne de fumée et de vapeur de neige fondante, le trappeur, roulé dans sa couverture, sommeille en paix.

Traduit par J. Belin de Launay.

(La suite à la prochaine livraison.)