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Page:Le Tour du monde - 14.djvu/243

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Le lendemain matin, L’Assiniboine passa le bras occidental au moyen d’un pont naturel que formait l’accumulation, sur un banc de sable, des troncs emportés par les inondations ; bientôt il reconnut une trace qui remontait le bras du nord-ouest dans la direction du Caribou ; mais elle finissait brusquement après un mille environ. Le ravin était étroit, les rives escarpées et boisées très-dru ; enfin des montagnes calcaires surgissaient en face.

Évidemment les émigrants avaient reculé devant la difficulté à se tailler une route qui les aurait conduits au Caribou, et ils avaient pris le parti de tourner vers Kamloups. En effet, L’Assiniboine trouva une autre trace, d’accord avec cette supposition, et qui descendait la rivière dans la direction du sud. Le moment était donc venu pour nous de nous décider à essayer de pénétrer malgré tant d’obstacles dans le Caribou ou à suivre la piste dirigée vers Kamloups.

Nous tînmes conseil et, après une longue discussion, nous convînmes qu’avec nos forces diminuées, nos chevaux fatigués, nos provisions tirant à leur fin et la seule hachette dont nous disposions, il ne nous serait pas possible de nous couper une route à travers la région presque impénétrable de l’ouest.

Ce ne fut pas sans un sentiment de profonde amertume que nous renonçâmes à notre projet si longuement médité de trouver un chemin qui conduisît droit aux champs de l’or ; mais la tentative nous en paraissait désespérée et nous fîmes tristement nos paquets pour nous transporter sur la rive occidentale.

Le pont de bois flotté nous épargnait la peine de faire un radeau ; mais ce fut une rude besogne que de passer notre bagage à dos. Les troncs empilés irrégulièrement rendaient notre marche glissante et difficile, et le courant pénétrait ce barrage avec tant de violence que le mouvement et le fracas étourdissant des eaux nous faisaient tourner la tête. Quand nous eûmes franchi ce pont, qui avait au moins quarante mètres de long, il nous fallut escalader aussi bien que possible avec nos fardeaux une rive perpendiculaire, ou peu s’en faut, à travers des tas d’arbres tombés, avant d’atteindre la trace que nous cherchions. Le bagage une fois transporté, nous nous occupâmes de conduire les chevaux dans la rivière au-dessous de la digue. Ils nagèrent jusqu’à un haut-fond situé vers le centre et là s’arrêtèrent. La chaleur était accablante, ils prenaient grand plaisir à rester dans l’eau fraîche et à se trouver à peu près débarrassés des taons et des moustiques. Plus d’une heure s’écoula avant que nous pussions les en faire sortir. Nous leur lancions des volées de bâtons et de pierres. Nous nous adressions tantôt à Bucéphale, à Grand-Rouge, à Petit-Rouge, tantôt à la Grise, au Sauvage, au Petit-Noir ; nos attaques et nos cris ne réussirent qu’après plus d’une heure.

Le reste de la journée eut bien d’autres mécomptes et d’autres difficultés. Il fallut couper une autre route à travers les arbres sur des coteaux fort roides.

Dans l’après-midi du second jour depuis notre départ de l’île, nous arrivâmes à deux bivacs semés de bâts, de selles et de harnais. De toutes parts, on voyait de grands cèdres coupés ; à côté, des morceaux de fragments et d’éclats prouvaient qu’on y avait fait des radeaux et des canots. Sur un arbre était inscrit que ce camp des émigrants s’appelait le Camp de la Tuerie. Nous cherchâmes dans toutes les directions, mais sans trouver aucune trace de chemin.

Nous ne pouvions pas nous y tromper ; la vérité se révélait d’une façon trop grave : la bande des émigrants avait ici désespéré de couper son chemin à travers des forêts si épaisses et si encombrées ; elle avait abandonné les chevaux, tué les bœufs pour s’en faire des provisions, et construit de grands radeaux pour descendre la rivière jusqu’à Kamloups.

Notre position n’était pas encourageante. Nos seules provisions consistaient à peu près en dix livres de pemmican et autant de farine, c’est-à-dire moins qu’il n’en fallait pour nourrir six personnes durant trois jours. Le gibier ne se montrait guère, et il nous restait peu de poudre. Nos vêtements étaient réduits en haillons : nos moccasins ne tenaient qu’à grand renfort de toile d’emballage. Les chevaux étaient affaiblis faute d’une nourriture suffisante. Enfin nous n’avions à notre disposition qu’une hachette indienne pour tailler notre route à travers la forêt et nous ignorions quelles seraient la longueur et la difficulté du chemin qui nous restait à faire. D’autre part, c’eût été courir à une perte certaine que de vouloir voyager en radeau sur une rivière débordée, rocheuse et rapide comme l’était la Thompson.

Le soir, nous nous réunîmes autour du feu de notre bivac et nous délibérâmes gravement en fumant du kinnikinnik pour augmenter notre philosophie. Après une délibération approfondie, il fut convenu que, le lendemain, L’Assiniboine irait reconnaître le pays, et qu’en suite nous essayerions, s’il le croyait possible, de nous ouvrir un chemin à travers la forêt.

Le soir nous eûmes grand plaisir à voir revenir notre guide chargé d’un petit ours noir, et nous rapportant qu’il croyait possible d’aller en avant, quoique notre marche dût être longue et fatigante. Du haut de la colline au pied de laquelle nous étions campés, il avait vu, loin vers le sud, des montagnes s’élever sur des montagnes, et la perpétuelle forêt de sapins s’étendre dans toutes les directions, sans indice de pays découvert ; l’unique circonstance favorable qu’il eût remarquée était que les hauteurs semblaient s’abaisser, et que le nombre de celles qui étaient couronnées de neige paraissait diminuer.

Nous nous mîmes tous à dépouiller et à tailler notre ours, et nous fîmes un grand festin cette nuit-là. C’était notre première viande fraîche depuis le mouton gris tué à Jasper-House, et bien que nous n’eussions ni pain, ni sel pour l’assaisonner, ni thé à boire, ni tabac à fumer, elle nous parut délicieuse. En cette circonstance, nous avions remplacé le tabac en mêlant au kinnikinnik que nous fumions, l’huile retirée de nos pipes ; mais cette ressource fut bientôt absorbée,