Page:Le Tour du monde - 14.djvu/31

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Quoi qu’il en soit, voici, sous toutes réserves, comment je l’ai saisi :

Irova nivovéto tsirinourou wo. — Wagayo darézo tsouné naramou. — Ou wi no okouyama kéfou koyété. — Asaki youmémisi évimo sézou oun.

Ce qui m’a particulièrement intéressé, et, je l’avouerai, très-vivement frappé, dans cette pièce que récitent journellement, sur les extrêmes confins de notre hémisphère, tant de millions de petits êtres humains, qui sont apparemment aussi bien que nous des créatures immortelles, c’est sa signification :

« La couleur et l’odeur s’évanouissent. — Dans notre monde, que peut-il y avoir de permanent ? — Le jour présent a disparu dans les abîmes profonds du néant. — C’était la fragile image d’un songe : il ne cause pas le plus léger trouble. »

Jeux d’enfants. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

En vérité, cet abécédaire national m’en dit plus sur le fond du caractère du peuple japonais que beaucoup de gros volumes. Depuis des siècles les générations qui s’en vont répètent aux générations qui grandissent : — Il n’y a rien de permanent dans ce monde ; le présent passe comme un songe, et sa fuite ne cause pas le plus léger trouble. Que cette philosophie populaire du néant ne laisse pas une pleine satisfaction aux besoins de l’âme, c’est ce qui paraît évident lorsque l’on considère le développement qu’ont pris en ce pays les manifestations du sentiment religieux ; néanmoins, il est bien probable qu’elle agit sans relâche, comme une force latente dont l’influence se fait sentir dans une foule de détails de la vie. N’est ce pas elle, par exemple, qui supprime le confort domestique, résultat des calculs de la prévoyance, et la chambre commune, le salon de famille, sanctuaire des souvenirs de l’enfance et des traditions de l’aïeul ?

La demeure du Japonais s’approprie à l’heure présente, et ne garde pas de trace des heures écoulées.

Tout ce qu’elle a de poétique réside dans ses harmonies immédiates avec le monde extérieur. Ainsi, dès que la nuit vient, l’on ferme les châssis, l’on dispose les chambres en dortoirs, et l’on allume au fond d’une haute cage de bois, tendue de papier huilé, une lampe dont l’éclat luira dans les ténèbres, à l’image de la douce clarté des luminaires célestes. Mais avec le jour, tout ce qui constitue un appareil de dortoir est enlevé et serré dans un réduit. On ouvre de tous côtés les châssis et balaye d’un bout à l’autre l’intérieur de la maison. L’air matinal y circule de part en part, et les rayons du soleil glissent par larges bandes sur les nattes aussi librement que sur les guérets. Enfin, pendant les fortes chaleurs de l’après-midi, on ferme si hermétiquement la maison, on se barricade si bien à l’intérieur au moyen de tentures et de paravents, que l’on se croirait plongé dans quelque caverne obscure. Cette manière de concevoir l’existence, de ne l’envisager qu’au point de vue des apparences sensibles, de la prendre comme une série d’heures, de journées et d’années juxtaposées, de vivre tout entiers sous l’influence du moment, donne à la jouissance une vivacité naïve, à la souffrance, à la privation un caractère de fatalité qui exclut le murmure, et à la mort enfin le cachet de la trivialité.

Jeux d’enfants. — Dessin de Émile Bayard d’après une peinture japonaise.

Ceux qui firent le profit le plus net de ce mode de vivre, ce sont les enfants. D’abord il va de soi, pour tout le monde, que l’enfance doit faire son temps. Ensuite, pères et mères trouvent leur propre satisfaction à l’observation de cette loi naturelle ; ils l’exploitent pour leur compte personnel comme une occasion de jouissance, un sujet d’amusement auquel ils s’adonnent de tout leur cœur, ce qui fait admirablement le compte des enfants. Les voyageurs qui ont écrit que les enfants japonais ne pleurent jamais ont constaté avec une certaine exagération, un phénomène réel ; il s’explique par les circonstances que je viens d’exposer, ainsi que par diverses conditions extérieures qui en favorisent l’effet.

Le Japonais est mari d’une seule femme. Celle-ci entre très-jeune en ménage, ce qui peut être un mal à