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visible, et quand ce fut fait, ne sachant trop à quoi employer le temps, je m’étendis sous le rouffle qui me servait d’abri et où quatre individus de ma corpulence eussent tenu à l’aise. L’embarcation qu’il dominait comme un château de poupe était de construction brésilienne et d’une forme arrondie et vulgaire. Un marin français se fût égayé sur son compte et l’eût qualifiée de sabot. Son équipage se composait de six rameurs Cocamas et d’un pilote. Ces braves gens ramèrent peu pendant la matinée, mais en revanche burent beaucoup de caysuma[1]. Deux ou trois fois il leur arriva de débarquer sur les plages et de s’y promener le nez au vent, mus par ce seul instinct de vagabondage qui caractérise les gens de leur nation et dont j’ai parlé quelque part. Je profitai de ces temps d’arrêt pour recueillir quelques échantillons de végétaux. La rive gauche de l’Amazone que nos gens avaient adoptée pour y faire leurs haltes intempestives, abondait en Ficus. Sur une étendue de trois lieues, j’en comptai onze variétés. Les Gyneriums et les Cecropias continuaient de profiler la rive droite.

Vers quatre heures, les Cocamas, sur l’ordre du pilote, commencèrent à jouer de la rame. J’admirai l’entente et la régularité de leurs mouvements. Leurs larges pelles spatules pareilles à des queues de lamantins, se levaient et s’abaissaient à temps égaux, et traçaient de chaque côté de l’embarcation un sillon d’écume. Le pilote sifflait pour les encourager. Quand il fut las de cet exercice, les rameurs suppléèrent à son sifflement par un chœur à six voix chanté en canon. Cet air local, d’un caractère éminemment lugubre, consistait en une suite de notes gutturales, auxquelles des hooouh indéfiniment répétés tenaient lieu de paroles. Les Cocamas le chantèrent tant de fois qu’il me fut facile de l’apprendre. J’en donne ici la reproduction exacte. Quant à la manière de filer le son, de ganter la note, comme disent les Italiens, et de la conduire pianissimo du grave à l’aigu, comme nos Cocamas, le mélomane, désireux de l’apprendre, pourra traverser l’Atlantique, remonter l’Amazone et aller demander aux descendants des transfuges de la Grande Lagune le secret de leur méthode naturelle.

Nous avons dit que tous les individus de race cocama, depuis longtemps baptisés et à peu près chrétiens, avaient changé de costume en même temps que de croyances, et portaient la chemise et le pantalon européens. Ajoutons qu’il ne reste absolument rien des anciennes coutumes de cette nation, et que ses représentants actuels en ont si bien perdu le souvenir, qu’il nous est impossible d’en donner une idée. L’idiome de leurs pères est la seule attestation du passé que les Cocamas aient conservée, et, comme cet idiome déjà fort altéré par leurs relations journalières avec les Brésiliens de l’Est et les Péruviens de l’Ouest, menace de disparaître comme a disparu tout le reste, hâtons-nous, pendant qu’il est temps encore, d’en donner un échantillon.


IDIOME COCAMA.
Dieu (le créateur) Yara. manioc, yahuiri.
diable, mahi. banane, panara.
ciel, soleil, jour, cuarachi. coton, hamaniou.
nuit, hipuitza. palme, tzua.
lune, yasi. fleur, sisa.
étoile, tupa. cire, mapa.
matin, camutuni. poisson, ipira.
hier, icuachi. oiseau, huira.
froid, tsiriahi. sanglier (pécari), tahuatzu.
chaleur, saco. tigre, yahuara.
pluie, ttupa. caïman, yacaré.
feu, tata. Couleuvre, mui.
eau, uné. papillon, héna.
terre, chueirata. mouche, huama.
pierre, itaqué. moustique, yatiou.
sable, itini. noir, soni.
rivière, parana. blanc, tini.
île, hipua. rouge, ppuetani.
forêt, tapuëta. vert, iquira.
arbre, bois, ehueira. bleu, sinipuca.
homme, yapisara. voleur, muna.
femme, huayna. voler, munasuri.
enfant, tagra. ouvrir, ipicatura.
vieux, tupa. attacher, ttequita.
jeune, curumitua. rôtir, michira.
mort, humanu. courir, yapana.
maison, huca. arriver, yahuachima.
pirogue, egara. sortir, husema.
rame, apocuyta. dormir, ocquera.
pagne, ceinture, saichimi. réveiller, hopaca.
corbeille, huarata. manger, mahun.
arc, canuto. un, huipi.
sarbacane, puna. deux, mucuyca.
lance, patuihua. trois, musaperica.
poison, huirari. quatre, iruaca[2].

À six heures du soir, le chant des Cocamas et le jeu de leurs rames aidant, nous abordions à Omaguas, un des cinq villages compris dans la juridiction civile et ecclésiastique de Nauta. Si la physionomie de ce dernier ne m’avait enthousiasmé que médiocrement, celle d’Omaguas m’inspira une répulsion véritable. De hauts


    ses compagnons avaient eu à combattre à l’entrée du Rio Nhamundaz.

    Dans la partie supérieure de son cours (Haut-Amazone), le même fleuve avait reçu des Péruviens le nom de Tunguragua. Les conquérants espagnols l’appelèrent Marañon, du nom d’un fruit comestible, — l’Anacardium occidentale, qui croît abondamment sur ses rives, entre Jaën de Bracamoras et San Regis. Le nom de Solimoës qui lui fut donné par Pedro Teixeira et ses compagnons au retour de leur expédition de Quito, ce nom adultéré, était celui d’une nation puissante, les Sorimaos, qui à l’époque de la conquête du Brésil, occupaient environ cent cinquante lieues de littoral.

    Afin d’éviter toute confusion dans le cours de ce récit, des sept noms qu’a portés et que porte encore le roi des fleuves, nous ne conservons que le nom d’Amazone, par lequel nous le désignerons.

  1. C’est la chicha du Pérou et le mazato de l’Ucayali ; avec cette différence que la chicha des Métis Péruviens, l’Acca des Quechuas est fabriquée avec du maïs et le Mazato des indigènes de l’Ucayali avec des bananes. Mais leur procédé de fabrication est le même. C’est toujours le grain ou le fruit bouilli, pressuré, fermenté, fort peu distillé et servant d’aliment en même temps que de boisson. Le Caysuma du Haut-Amazone est fabriqué avec la racine du manioc doux. À partir de la Barra do Rio Negro, jusqu’au Para, cette même boisson est appelée Macachêra.
  2. Au delà de quatre, ils comptent en quechua : cinq piccha, six zocta, etc., etc.