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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].


1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


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BRÉSIL.




DOUZIÈME ÉTAPE.

DE TABATINGA À SANTA MARIA DE BELEN DO PARA (suite).
Tunantins. — Un Indien nostalgique. — Embouchure de la rivière Jutahy. — Fonteboa. — Voyage à reculons sur la rivière Jurua. — Une nichée de soldats déserteurs. — Alvaraës-Cayçara. — Description de la ville et du lac d’Ega-Teffé. — Le curé de Nogueira.

Huit lieues séparent l’embouchure de l’Iça de celle du Tunati, ainsi nommé de la caste indigène qui vivait jadis sur ses bords. Depuis longtemps les Tunatis n’existent plus et la rivière a pris le nom de Tunantins.

Rien de plus noir et en même temps de plus cristallin que ce cours d’eau large de cent vingt mètres à sa jonction avec le fleuve. Le paysage avec ses détails et le ciel avec ses nuées, se peignaient ou plutôt étaient décalqués sur ce sombre rideau, d’une lourdeur et d’une immobilité telles que la brise semblait impuissante à en soulever les plis. Un silence profond régnait aux alentours ; seul l’écho répétait d’une façon étrange les coups de rames de nos gens.

Au delà de l’embouchure du Tunantins et embrassant du nord-est au nord-ouest, toute la longueur apparente de sa rive gauche, s’étendait une vaste prairie dont la courbe à l’horizon était bornée par le mur bleuâtre de la forêt. Un revêtement d’ocre rouge, élevé de dix pouces à peine, la séparait de la rivière. Le site, un des plus bizarres que nous eussions vu jusqu’alors, était formé, comme dessin, par d’immenses lignes droites et courbes, asymptotes qui se poursuivaient sans jamais d’atteindre, et se composait comme couleur de cinq zones distinctes et superposées : l’eau noire du Tunantins, le rouge étrusque de la berge, la prairie d’un vert d’épinard, la ligne des forêts d’une teinte neutre et le ciel d’un bleu de cobalt rougeoyant. Sans les magiques secrets de la perspective aérienne qui reliait l’une à l’autre ces couleurs disparates, les saturait de je ne sais quel fluide et les fondait dans un ensemble harmonieux, ce paysage de Tunantins eût fait la plus détestable croûte du monde ; mais le bon Dieu y avait mis la main et la croûte était devenue un tableau sublime.

À mesure que nous avancions dans l’intérieur, le charme de la scène allait augmentant. Une solitude complète, un silence de plus en plus profond, ajoutaient à son caractère je ne sais quoi de grave et de solennel. Les seuls êtres animés qui s’offrissent à nous, étaient des aigrettes blanches debout sur la berge et mirant dans l’eau leur svelte corsage. Les beaux oiseaux nous regardaient venir d’un air étonné, puis quand nous n’étions plus qu’à quelques pas d’eux, ils entr’ouvraient leurs ailes plates et obtuses, posaient sur leur dos leur col de satin, et rejetant en arrière leurs jambes grêles, filaient comme un flocon d’ouate en rasant l’eau noire de la rivière, où leur silhouette, nettement découpée, faisait l’effet d’un second oiseau volant de conserve avec eux.

Rien n’est resté du village-mission de Tunati fondé par les carmes portugais dans la période de 1760 à 1770. Sur son emplacement s’élève le village moderne de Tunantins, composé de neuf maisons bâties en pisé, couvertes en chaume et situées à deux cents mètres de distance l’une de l’autre, particularité qui les met à l’abri de l’espionnage intime des voisins et leur permet d’occuper une courbe de rivière de dix-huit cents mètres de longueur.

Comme nous approchions de la dernière de ces demeures, où mon pilote avait résolu de passer la nuit, le soleil s’abaissait dans la direction du Pérou. Frisée obliquement par les rayons de l’astre à son déclin, la grande prairie qui sert d’assiette à Tunantins semblait rougie par le reflet d’un incendie, et l’eau noire de la rivière avait des tons de brique ardente. Des maisons que nous avions dépassées tour à tour, huit étaient closes et silencieuses ; des poules et des coqs étaient juchés sur leur toiture, des chiens dormaient devant leur seuil. Bientôt le soleil disparut, et le paysage graduellement refroidi par des tons bleus, lilas, violets qui s’étendaient sur lui comme un linceul, ne tarda pas à s’estomper dans la brume du crépuscule.

La maison où nous nous logeâmes appartenait au major-commandant d’Ega qui n’y venait qu’une fois l’an ; en son absence, deux Métis, le mari et la femme, étaient chargés d’en balayer le sol et d’en épousseter les murs à défaut de meubles meublant, dont l’absence complète attristait le regard. Dans ce logis composé de cinq

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 257, 177, 193, 209 ; t. X, p. 129, 145, 161, 177 ; t. XI, p. 161, 177, 193, 209, 225 ; t. XII, p. 161, 177, 193, 209 ; t. XIV, p. 81, 97, 113, 129, 145 ; t. XV, p. 97 et la note 2.