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formées, et les tortues qui les hantèrent sont passées du lit de l’Amazone dans celui de ses affluents.

Une enjambée de quinze lieues, qui ne saurait fournir matière à notre texte et que notre carte du fleuve se charge de remplir, va nous conduire devant le village de Fonteboa, qui doit son nom à la limpidité des eaux qui l’avoisinent et peut rivaliser pour le nombre de ses déplacements avec le village de Matura, de vagabonde mémoire.

Des cinq emplacements que Fonteboa occupa tour à tour sur la rive droite de l’Amazone, deux seulement sont reconnaissables aujourd’hui. L’un appelé Muputeüa — site de sa troisième transformation — conserve encore des citronniers et des laurus persea ou avocatiers, plantés par les carmes portugais, ses fondateurs. L’autre nommé Taraçuateüa — site du quatrième avatar — a son sol criblé de cavités et couvert de débris de jarres en terre cuite, dans lesquelles la nation des Curucicuris, maîtresse de cette partie du littoral et depuis longtemps disparue, enterrait encore ses morts au milieu du dix septième siècle.

Les habitants primitifs de Fonteboa furent des Umaüas catéchisés, qu’une épidémie ne tarda pas à enlever. On leur substitua immédiatement des Indiens de castes diverses, tirés des paranas et des igarapés voisins. Du croisement de ceux-ci pendant près de deux siècles, est résulté le type hybride et peu gracieux qui caractérise la population actuelle.

Fonteboa est situé à trente pieds d’élévation de l’Amazone. Une pointe de terre, que les embarcations sont forcées de doubler pour y arriver, sépare l’eau blanche du fleuve de l’eau noire du Cahiaraï (hodie Cajarahy), à la limpidité cristalline de laquelle Fonteboa doit son nom. Trente maisons, convenablement espacées et formant un carré très-simple ; une église sans toit pour le quart d’heure, et la jolie habitation à parois blanches, avec tuiles rouges et volets verts, du commandant, composent la physionomie du village.

Au delà de Fonteboa, cette haute falaise d’ocre rouge qui profile la rive droite de l’Amazone, c’est la Barrière des Aras — a Barera dos Araras — comme disent les riverains dans leur langage croassant. Son sommet est bordé d’une rangée d’arbres touffus et corpulents, que les rameurs nomment capuçayas. À leurs fruits tombés sur la plage nous reconnaissons l’estimable végétal dédié, en 1805, par Aimé Bonpland, sous le nom de bertholetia excelsa, au physiologiste Berthollet, son ami. Ces fruits sont d’énormes capsules divisées en douze carpelles renfermant chacun une amande douce et laiteuse, que nous croquons avec un sensible plaisir. Tout en la croquant, nous songeons à part nous, car pour le moment nous n’avons rien de mieux à faire, que M. de Jussieu avait attaché à l’arbre capuçaya l’étiquette : Ordo naturalis incertus, que d’autres savants, — les savants n’en font jamais d’autres, — lui ont retirée pour le classer dans la famille des byttnériacées, à côté du theobroma cacao.

Les gens du pays assurent, et nous les croyons fermement, qu’il est dangereux d’aller rôder sous des capuçayas à l’époque de la maturité de leurs fruits. Habituellement on attend pour les récolter qu’ils soient tombés d’eux-mêmes ; sans cette précaution, on courrait risque de recevoir sur la tête, et d’une hauteur de quelque cent pieds, un coco de huit à dix livres pesant, ce qui ne laisserait pas de surprendre un peu. L’année précédente, une Indienne de race Tapuya, qui, pendant que son mari pêchait à la ligne, errait sur la plage en quête de noix de capuçaya, fut atteinte par un de ces boulets ligneux qui lui broya le crâne.

Partis de Fonteboa au milieu du jour, nous n’atteignîmes qu’à la nuit l’embouchure du Jurua, près de laquelle nous campâmes. Le lendemain à notre lever, nous allâmes la reconnaître. Il était six heures. Des tons roses et lilas égayaient la végétation de ses bords. Une lueur claire et argentée baignait à l’horizon l’extrémité de la rivière, dont la surface clapotait doucement sous un petit vent de nord-est. De gros dauphins exécutaient autour de nous d’étourdissantes cabrioles. La gaieté de ces cétacés avait quelque chose de formidable qui nous amusait et nous effrayait à la fois. Quelques-uns étaient peints en jaune nankin, d’autres en rose paille avec de larges taches d’un gris clair.

Jusqu’à cette heure, les dauphins que j’avais pu voir, y compris celui qu’à Nauta j’avais dépouillé de sa robe, étaient revêtus d’une livrée uniforme gris de zinc. Or, ceux qui sillonnaient les eaux du Jurua, présentant des couleurs distinctes, je pensai qu’ils constituaient une variété de l’espèce et questionnai mes gens à cet égard.

Il me fut répondu par eux, que chez les dauphins la nuance gris clair, vêtement obligé de l’enfance, s’altère avec l’âge et passe indifféremment au jaune nankin ou au rose paille, tout en gardant, par plaques détachées, des traces de l’ancienne couleur. Ils me dirent encore, et de ceci je pris bonne note, que le dauphin régnait en autocrate sur les poissons vulgaires, dirigeait leurs migrations d’une rivière à l’autre et leur dictait ses commandements dans une langue aquatique, que ceux-ci comprenaient à merveille, mais ne pouvaient parler, vu l’imperfection relative de leurs organes. Je livre ce fait à l’appréciation des ichtyologistes de la nouvelle école, occupés à noter les dièzes et les bémols des coins-coins, des vieilles et des tambours[1].

La rivière Jurua, qui joue un grand rôle dans les hypothèses commerciales des statisticiens du Pérou, est encore peu connue, malgré les dissertations de quelques voyageurs officiels, qui, mal renseignés sur son compte et la faisant naître, ceux-ci aux environs de la ville de Cuzco, ceux-là sur le versant oriental des Andes Centrales, ces autres enfin dans les vallées de Paucartampu, ont vu en elle une voie frayée par la nature à la civilisation, au commerce et à l’industrie, et destinée à rattacher, comme un trait d’union, l’empire du Brésil à la république du Pérou.

Pour l’édification des esprits sérieux qui nous lisent,

  1. Pristipoma anas. — Balistes vetula. — Pogonias chromis.